L'usage officiel réserve le mot généraliste à la médecine. Il n'y a pas de titre d'ingénieur ou d'avocat généraliste. Pourtant, dans tous les domaines, des fonctions généralistes doivent jeter des ponts entre les spécialistes. Eduqués à suivre des procédures, au moindre obstacle ils doivent faire preuve d'initiative et d'ouverture aux autres, qualités typiques des fonctions généralistes. Celles-ci s'apprennent surtout dans le feu des contacts humains, avec leurs tensions et leurs ambiguïtés. Les caractères aptes à les affronter, intuitifs, subtils et courageux, parfois excessifs, se révèlent à l'expérience, plus ou moins éprouvante selon les enjeux. Ce versant peu amène de la lutte pour le pouvoir a peut-être nourri l'idée de sélectionner les candidats de manière scolaire. Croire à des diplômes en gouvernance rassure mais déresponsabilise les gouvernés. Cette évolution a enfermé les individus dans des cages, à tous les niveaux: harcelés par un management fort de compétences équivoques rendant aveugle et sourd aux difficultés du terrain, ils ressentent un malaise, dépriment ou se rebiffent. Les organisations craquent sous les ruptures neuropsychologiques dues à la perte de sens et au manque de valorisation financière. Initié par un virus, un essai clinique in vivo nous oblige à revoir de fond en comble les relations entre métiers pointus, fonctions généralistes et rôles politiques dans la société.

Depuis des années, la colère des médecins et des soignants hospitaliers gronde dans les médias. Les expressions les plus entendues, "la santé n'est pas une marchandise, l'hôpital pas une entreprise, stop au management par l'argent, les malades avant le budget...", expriment surtout du ressentiment. A première vue, le manque de moyens cruellement montré par la pandémie leur donne raison. Mais s'il s'agit de dénoncer en termes vagues ou de réclamer plus d'argent, ces revendications risquent de rester lettre morte. Une analyse approfondie de l'organisation hospitalière s'impose.

Economie de gestes

Dès l'admission, plusieurs personnes recueillent une abondante masse de données médicales, administratives et sociales, souvent redondantes, à partir d'une seule source: chaque malade individuel. Quiconque entre à l'hôpital et en observe l'organisation ne peut que s'étonner de l'énorme surcharge provoquée moins par la lourdeur des maladies que par un étonnant manque d'attention à la fonctionnalité des choses. Chacun fait bien son travail selon des procédures cloisonnées, sans prendre en compte ce qui a déjà été fait. Nul ne semble réfléchir à l'économie des gestes, au partage des informations ou à la clarté des instructions. Et le malade de constater, surpris et fatigué, le nombre de fois que différents professionnels épuisés lui posent les mêmes questions, répètent les mêmes actes, comme s'ils ne communiquaient pas entre eux. Il cherche en vain qui est son interlocuteur principal chargé de répondre à ses interrogations et de lui dire où en est la démarche médicale.

Cette critique ne vise aucun groupe particulier, médecin, soignant, administratif ou autre car chacun fait ce qu'il doit faire dans son silo, comme si la question de l'organisation dépassait les individus. Il suffit qu'ils appliquent des séries d'opérations parfaitement codifiées. Mais au-delà du déterminisme imparfait des savoirs établis, l'imprévisible guette. Or, les succès de la science nous ont depuis longtemps rendus peureux face aux incertitudes. A l'hôpital, ceux du terrain ont été de plus en plus éduqués à remplir des papiers ou des écrans imposés par les directions médicales, infirmières et administratives, repliées chacune derrière des frontières légalement définies. Après avoir longtemps vécu dans le système et essayé modestement d'améliorer l'organisation à l'échelle d'un département comportant toutes les spécialités de la médecine interne, je reste perplexe devant les réticences à faire bénéficier les hôpitaux de méthodes ayant fait leurs preuves dans les entreprises. Et cela nous ramène aux slogans du début: l'hôpital n'est pas une entreprise et la médecine pas une industrie. Vaine bataille de mots.

Rendre les choses fonctionnelles

Comment débloquer une situation d'autant plus paradoxale que tout le monde la déplore? Il faut rendre les choses fonctionnelles à tous les étages et entre eux. A mes débuts comme "médecin de salle", j'étais étonné de voir les médecins d'un côté, les infirmiers de l'autre, consigner des informations nécessaires à tous dans des dossiers distincts. Le souci d'alléger le travail, tout en le rendant plus efficace et moins sensible aux erreurs de répétition d'écritures, incitait à créer en sus des dossiers spécifiques, un volet commun, où tous pourraient écrire. Vouloir changer des habitudes bien enracinées revient à soulever des montagnes. Cette simple suggestion d'un dossier partiellement partagé, bien accueillie par les équipes soignantes a immédiatement rencontré des réticences en haut lieu. Tous les chefs se sont unis pour freiner des quatre fers une rationalisation de bon sens. Ce cloisonnement radical des dossiers médicaux, infirmiers, pharmaceutiques et de bien d'autres a été reproduit au début de l'informatique ; une formidable occasion de créer des passerelles a ainsi été manquée. Il serait facile d'accuser a posteriori les gestionnaires et les politiques de ces erreurs. Une telle attitude serait injuste, car des réflexes protectionnistes présents à tous les étages en sont la cause.

Les fonctions généralistes se cherchent encore dans les hôpitaux et dans toute la société.

Prochain épisode: le dossier médical, chantier fastidieux des fonctions généralistes.

Episode précédent : cliquez ici

L'usage officiel réserve le mot généraliste à la médecine. Il n'y a pas de titre d'ingénieur ou d'avocat généraliste. Pourtant, dans tous les domaines, des fonctions généralistes doivent jeter des ponts entre les spécialistes. Eduqués à suivre des procédures, au moindre obstacle ils doivent faire preuve d'initiative et d'ouverture aux autres, qualités typiques des fonctions généralistes. Celles-ci s'apprennent surtout dans le feu des contacts humains, avec leurs tensions et leurs ambiguïtés. Les caractères aptes à les affronter, intuitifs, subtils et courageux, parfois excessifs, se révèlent à l'expérience, plus ou moins éprouvante selon les enjeux. Ce versant peu amène de la lutte pour le pouvoir a peut-être nourri l'idée de sélectionner les candidats de manière scolaire. Croire à des diplômes en gouvernance rassure mais déresponsabilise les gouvernés. Cette évolution a enfermé les individus dans des cages, à tous les niveaux: harcelés par un management fort de compétences équivoques rendant aveugle et sourd aux difficultés du terrain, ils ressentent un malaise, dépriment ou se rebiffent. Les organisations craquent sous les ruptures neuropsychologiques dues à la perte de sens et au manque de valorisation financière. Initié par un virus, un essai clinique in vivo nous oblige à revoir de fond en comble les relations entre métiers pointus, fonctions généralistes et rôles politiques dans la société. Depuis des années, la colère des médecins et des soignants hospitaliers gronde dans les médias. Les expressions les plus entendues, "la santé n'est pas une marchandise, l'hôpital pas une entreprise, stop au management par l'argent, les malades avant le budget...", expriment surtout du ressentiment. A première vue, le manque de moyens cruellement montré par la pandémie leur donne raison. Mais s'il s'agit de dénoncer en termes vagues ou de réclamer plus d'argent, ces revendications risquent de rester lettre morte. Une analyse approfondie de l'organisation hospitalière s'impose. Dès l'admission, plusieurs personnes recueillent une abondante masse de données médicales, administratives et sociales, souvent redondantes, à partir d'une seule source: chaque malade individuel. Quiconque entre à l'hôpital et en observe l'organisation ne peut que s'étonner de l'énorme surcharge provoquée moins par la lourdeur des maladies que par un étonnant manque d'attention à la fonctionnalité des choses. Chacun fait bien son travail selon des procédures cloisonnées, sans prendre en compte ce qui a déjà été fait. Nul ne semble réfléchir à l'économie des gestes, au partage des informations ou à la clarté des instructions. Et le malade de constater, surpris et fatigué, le nombre de fois que différents professionnels épuisés lui posent les mêmes questions, répètent les mêmes actes, comme s'ils ne communiquaient pas entre eux. Il cherche en vain qui est son interlocuteur principal chargé de répondre à ses interrogations et de lui dire où en est la démarche médicale. Cette critique ne vise aucun groupe particulier, médecin, soignant, administratif ou autre car chacun fait ce qu'il doit faire dans son silo, comme si la question de l'organisation dépassait les individus. Il suffit qu'ils appliquent des séries d'opérations parfaitement codifiées. Mais au-delà du déterminisme imparfait des savoirs établis, l'imprévisible guette. Or, les succès de la science nous ont depuis longtemps rendus peureux face aux incertitudes. A l'hôpital, ceux du terrain ont été de plus en plus éduqués à remplir des papiers ou des écrans imposés par les directions médicales, infirmières et administratives, repliées chacune derrière des frontières légalement définies. Après avoir longtemps vécu dans le système et essayé modestement d'améliorer l'organisation à l'échelle d'un département comportant toutes les spécialités de la médecine interne, je reste perplexe devant les réticences à faire bénéficier les hôpitaux de méthodes ayant fait leurs preuves dans les entreprises. Et cela nous ramène aux slogans du début: l'hôpital n'est pas une entreprise et la médecine pas une industrie. Vaine bataille de mots. Comment débloquer une situation d'autant plus paradoxale que tout le monde la déplore? Il faut rendre les choses fonctionnelles à tous les étages et entre eux. A mes débuts comme "médecin de salle", j'étais étonné de voir les médecins d'un côté, les infirmiers de l'autre, consigner des informations nécessaires à tous dans des dossiers distincts. Le souci d'alléger le travail, tout en le rendant plus efficace et moins sensible aux erreurs de répétition d'écritures, incitait à créer en sus des dossiers spécifiques, un volet commun, où tous pourraient écrire. Vouloir changer des habitudes bien enracinées revient à soulever des montagnes. Cette simple suggestion d'un dossier partiellement partagé, bien accueillie par les équipes soignantes a immédiatement rencontré des réticences en haut lieu. Tous les chefs se sont unis pour freiner des quatre fers une rationalisation de bon sens. Ce cloisonnement radical des dossiers médicaux, infirmiers, pharmaceutiques et de bien d'autres a été reproduit au début de l'informatique ; une formidable occasion de créer des passerelles a ainsi été manquée. Il serait facile d'accuser a posteriori les gestionnaires et les politiques de ces erreurs. Une telle attitude serait injuste, car des réflexes protectionnistes présents à tous les étages en sont la cause. Les fonctions généralistes se cherchent encore dans les hôpitaux et dans toute la société. Prochain épisode: le dossier médical, chantier fastidieux des fonctions généralistes. Episode précédent : cliquez ici