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Cette fameuse évolution numérique touche toutes les professions. On en parle d'ailleurs depuis des années. Mais le contexte du professionnel de la santé est particulier. " C'est un métier fatiguant ", reconnaît le Pr Thys lors du séminaire annuel du Patient numérique (voir précédent jdM). " D'une part à cause de la lourdeur administrative. D'autre part, à cause de pénuries importantes. Ajoutez à cela les contraintes budgétaires, l'émergence des maladies chroniques et vous comprendrez la complexité du travail du médecin et de l'organisation des soins. "La transition vers le numérique ajoute à cette complexité. " La technologie investit le champ de la médecine depuis pas mal d'années désormais, mais aucun professionnel de la santé n'y est véritablement formé. Seulement un tiers des médecins s'estiment très bien formés. Cela pose question. Car il y a un problème de maîtrise. C'est d'autant plus inquiétant que les cycles d'innovation sont de plus en plus courts. "Frédéric Thys qualifie la formation de " vintage ". Par-là le médecin pointe les qualités - la valeur ajoutée, une évidence - mais aussi les manquements de la formation. On citera, pêle-mêle, l'absence de formation en administration, en management, en digital ou en innovation. Et la formation continue n'est pas assez valorisée. " Quand on sort de l'université avec un diplôme, on est déjà obsolète. La formation continue est donc essentielle. "" Le médecin de demain doit être un bon clinicien, pouvoir réciter ses classiques, être connecté et responsabilisé par rapport à sa connexion ", ajoute le Pr Thys. " Il devra être expert de son biotope numérique et agile face à l'innovation. Il sera aussi un traducteur de données techniques pour le patient. Il sera guide, conseiller de la santé, et décideur final pour les choix de médicaments et de traitement. "Pour arriver à ce standard, il faudra rapidement mettre l'accent sur le numérique. Comment former le médecin à la santé digitale ? " Je pense qu'il faut placer le professionnel des soins au coeur de l'évolution numérique, en ayant comme balise prioritaire, dès le premier jour, une collaboration sereine avec les acteurs, et surtout avec le patient, pour que l'humanisation et l'empathie se vivent et ne décrètent pas ", répond Frédéric Thys. " Le numérique doit servir de cheval de Troie pour que ces deux valeurs soient naturelles et ne soient pas enseignées. "" Il faut éveiller à la culture numérique. Et ce dès le départ de la formation ", insiste le professeur. " Il faudra surtout - et ce n'est pas gagné - que tous les acteurs suivent l'innovation et les changements continus. " Ce sera certainement le cas du patient, forcément de manière hétérogène, qui deviendra plus que jamais un partenaire de soins. " Il faudra être formé à cette nouvelle posture médicale ", prévient le professeur de l'UCL. " Il faut assimiler le patient dès le 1er jour. C'est dingue que dans les premières années, on ne voit pas le patient. Dès le début du cursus, il doit être présent. Il faut parler de son autonomie, parler de prévention, de soins partagés, de co-production de données. Il faut aussi maîtriser les techniques d'empowerment du patient. Et veiller à intégrer dès le départ ce qu'est un consentement éclairé. Enfin, il faut éduquer au respect de la vie privée du patient, et au respect des données qui concernent le patient. Combien de fois ne doit-on pas dire d'effacer l'ECG envoyé par smartphone au cardiologue ? C'est le genre de chose que la formation doit prendre en charge. "Pour y arriver, Frédéric Thys estime qu'il faudra repenser totalement l'enseignement, et investir dans les nouvelles technologies jusque sur les bancs de l'université. " Il faudra également veiller à la crédibilité du professionnel de la santé par rapport aux applications. Il sera prescripteur d'applications, il devra interagir avec celles-ci. Il devra donc les tester pour savoir si oui ou non elles seront pertinentes. Il faudra comprendre ce qu'est l'innovation. "Enfin, la loupe numérique va forcément jouer un rôle dans le choix de la spécialisation. " Certaines spécialités seront impactées par les nouvelles technologies. Mais ces dernières ne pourront pas remplacer l'approche holistique nécessaire à certaines pratiques. Le médecin est plus à même de comprendre le non-verbal, l'immatériel. "La digitalisation des soins promet de diminuer le burnout, d'humaniser la médecine, d'augmenter l'empathie, de faire du care plus que du cure. " Je pense que c'est vrai ", affirme le Pr Thys, avant de tempérer. " Mais je ne suis pas certain que cela sera facile. Aura-t-on le temps et la place d'insérer cette formation au numérique dans l'apprentissage ? Aura-t-on une médecine à deux vitesses ? "Car tous ces changements amènent dans leur sillage une kyrielle de questions. Premièrement, faut-il former tous les professionnels de la santé au numérique ? Deuxièmement, est-ce que dans quelques années, il y aura deux profils de médecins, un formé au numérique et un médecin de campagne ? Est-ce qu'il y aura un fossé entre les deux ? Pourra-t-on le combler ?Enfin, le nerf de la guerre : le financement de l'enseignement. Pourra-t-on financer cette transition de l'enseignement ? " Cela coûte évidemment de l'argent, il faudra investir intelligemment ", préconise le spécialiste liégeois oeuvrant au GHDC.