Martin retoucha en vitesse deux trois diapos. La consultation pouvait bien attendre : quinze patients en trois heures, c'était clairement jouable. Et puis le congrès qui se préparait à Genève était devenu de toute évidence prioritaire. " Il s'agit d'envoyer du lourd ", avait déclaré son chef de service. " Toute la Mayo Clinic sera là ", avait-il ensuite ajouté en manière de menace. " Du lourd Martin, du lourd ", se répétait-il en perfectionnant sa dia, espérant ainsi - sans grand succès hélas - ajouter du coeur à l'ouvrage.

Quoique peu satisfait de ses finitions, Martin se décida cependant à faire entrer le premier patient. Mais demeurait, avant toute chose, le lancement du programme informatique : " PTI² ", ce logiciel infect, cet espace virtuel au sein duquel la médecine s'exerçait désormais. Un outil " confus " et " laborieux ", tels étaient du moins les termes de la majorité.

Martin fixait avec lassitude les trois majuscules dudit programme. Le logiciel semblait une nouvelle fois planté. " Misère ! ", maugréa-t-il. Comment allait-il poursuivre à présent ? Consulter sans PTI² était positivement impossible. Ce logiciel était devenu peu à peu incontournable à quiconque souhaitait poser un acte de soin. On était sur quelque chose d'autrement plus vital qu'un stéthoscope ; on était sur de l'outil omnipotent, sur une prétendue smart app selon la formule consacrée.

René Laennec

L'image de René Laennec appliquant son pectoriloque sur la poitrine d'un malade lui vint soudain à l'esprit. Martin réalisa alors combien ce temps était révolu. Combien sa propre propédeutique, pourtant essentielle à toute bonne médecine, avait décliné. A quand remontait sa dernière auscultation ? Il ne savait. Il passait le plus clair de son temps à manoeuvrer ce logiciel alambiqué, cet outil abominable qui lui avait pris son métier. Oui. C'était bien ça. On lui avait pris son métier. De la même façon que la révolution industrielle et l'arrivée de ses machines avaient pris aux artisans leur travail. Une injustice sociale qui enfanta les " briseurs de machines ", ces fameux luddistes conclut Martin. Quelques notions d'histoire lui revinrent alors. Et avec elles cet avertissement au ton un peu oraculaire : " L'histoire se répète. " Il médita le rapprochement. Oui, hélas, lui, Martin, répétait l'histoire. Il était devenu une force de travail au service d'une superstructure qui le dépassait complètement, quelque chose qui tenait plus de la libre entreprise que de l'hospice. Où avait-il échoué ? À quel moment précis les choses avaient-elles basculé ? Il n'y amena aucune réponse. Tout semblait s'être déroulé subrepticement, à son insu. Il était devenu, graduellement, étranger à lui-même. Il était devenu l'archétype de l'individu postmoderne.

Martin eut soudain cette réflexion : son métier, tel qu'il avait fini par prendre forme, l'abrutissait.

Nourrissant des idées de plus en plus interpellantes, Martin se surprit alors à penser. Abandonnant un raisonnement pour un autre, s'essayant, maladroitement, à un concept puis un autre ; il retrouva les bonheurs d'une activité mentale qu'il s'était mis à négliger. Ce fut un grand moment d'allégresse. Ce fut le retour, inattendu du reste, de son humanité.

Aliénation

Martin eut soudain cette réflexion : son métier, tel qu'il avait fini par prendre forme, l'abrutissait. Il était entré, calmement, dans une douce aliénation. Le terme était décidément brutal. Aliénation. On était sur du Marx, du gore. Il y allait peut-être un peu fort. Martin consulta en vitesse, sur le net, la définition que Marx en donnait dans ses célèbres manuscrits de 1844 et arrêta son attention sur ces quelques lignes : " L'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise d'autant plus vile qu'il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. "

" La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. " Martin se répéta ces mots d'une voix étranglée. Tout lui apparut soudain d'une évidence biblique : son asservissement progressif à son logiciel, la raréfaction du temps consacré à sa patientèle, en un mot, leur dépréciation mutuelle, lui, soignant, eux, soignés, leur chosification mutuelle (c'était encore du Marx, décidément), l'inversion complète des valeurs, bref, la déshumanisation d'une profession qu'il rêvait pourtant émancipatrice.

Martin se mit à pleurer, doucement, sans bruit, mais d'un sanglot généreux. Il pleura sa désolante condition. Il pleura avec orgueil, avec colère aussi ; il pleura l'inexprimable haine qu'il vouait subitement à ces majuscules, PTI², les Saintes Écritures de ce monde dont il n'était plus.

Dr Alexandre de Hemptinne, assistant en 5ème année de chirurgie digestive à l'hôpital Saint-Luc

Martin retoucha en vitesse deux trois diapos. La consultation pouvait bien attendre : quinze patients en trois heures, c'était clairement jouable. Et puis le congrès qui se préparait à Genève était devenu de toute évidence prioritaire. " Il s'agit d'envoyer du lourd ", avait déclaré son chef de service. " Toute la Mayo Clinic sera là ", avait-il ensuite ajouté en manière de menace. " Du lourd Martin, du lourd ", se répétait-il en perfectionnant sa dia, espérant ainsi - sans grand succès hélas - ajouter du coeur à l'ouvrage.Quoique peu satisfait de ses finitions, Martin se décida cependant à faire entrer le premier patient. Mais demeurait, avant toute chose, le lancement du programme informatique : " PTI² ", ce logiciel infect, cet espace virtuel au sein duquel la médecine s'exerçait désormais. Un outil " confus " et " laborieux ", tels étaient du moins les termes de la majorité.Martin fixait avec lassitude les trois majuscules dudit programme. Le logiciel semblait une nouvelle fois planté. " Misère ! ", maugréa-t-il. Comment allait-il poursuivre à présent ? Consulter sans PTI² était positivement impossible. Ce logiciel était devenu peu à peu incontournable à quiconque souhaitait poser un acte de soin. On était sur quelque chose d'autrement plus vital qu'un stéthoscope ; on était sur de l'outil omnipotent, sur une prétendue smart app selon la formule consacrée.L'image de René Laennec appliquant son pectoriloque sur la poitrine d'un malade lui vint soudain à l'esprit. Martin réalisa alors combien ce temps était révolu. Combien sa propre propédeutique, pourtant essentielle à toute bonne médecine, avait décliné. A quand remontait sa dernière auscultation ? Il ne savait. Il passait le plus clair de son temps à manoeuvrer ce logiciel alambiqué, cet outil abominable qui lui avait pris son métier. Oui. C'était bien ça. On lui avait pris son métier. De la même façon que la révolution industrielle et l'arrivée de ses machines avaient pris aux artisans leur travail. Une injustice sociale qui enfanta les " briseurs de machines ", ces fameux luddistes conclut Martin. Quelques notions d'histoire lui revinrent alors. Et avec elles cet avertissement au ton un peu oraculaire : " L'histoire se répète. " Il médita le rapprochement. Oui, hélas, lui, Martin, répétait l'histoire. Il était devenu une force de travail au service d'une superstructure qui le dépassait complètement, quelque chose qui tenait plus de la libre entreprise que de l'hospice. Où avait-il échoué ? À quel moment précis les choses avaient-elles basculé ? Il n'y amena aucune réponse. Tout semblait s'être déroulé subrepticement, à son insu. Il était devenu, graduellement, étranger à lui-même. Il était devenu l'archétype de l'individu postmoderne.Nourrissant des idées de plus en plus interpellantes, Martin se surprit alors à penser. Abandonnant un raisonnement pour un autre, s'essayant, maladroitement, à un concept puis un autre ; il retrouva les bonheurs d'une activité mentale qu'il s'était mis à négliger. Ce fut un grand moment d'allégresse. Ce fut le retour, inattendu du reste, de son humanité.Martin eut soudain cette réflexion : son métier, tel qu'il avait fini par prendre forme, l'abrutissait. Il était entré, calmement, dans une douce aliénation. Le terme était décidément brutal. Aliénation. On était sur du Marx, du gore. Il y allait peut-être un peu fort. Martin consulta en vitesse, sur le net, la définition que Marx en donnait dans ses célèbres manuscrits de 1844 et arrêta son attention sur ces quelques lignes : " L'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise d'autant plus vile qu'il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. "" La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. " Martin se répéta ces mots d'une voix étranglée. Tout lui apparut soudain d'une évidence biblique : son asservissement progressif à son logiciel, la raréfaction du temps consacré à sa patientèle, en un mot, leur dépréciation mutuelle, lui, soignant, eux, soignés, leur chosification mutuelle (c'était encore du Marx, décidément), l'inversion complète des valeurs, bref, la déshumanisation d'une profession qu'il rêvait pourtant émancipatrice. Martin se mit à pleurer, doucement, sans bruit, mais d'un sanglot généreux. Il pleura sa désolante condition. Il pleura avec orgueil, avec colère aussi ; il pleura l'inexprimable haine qu'il vouait subitement à ces majuscules, PTI², les Saintes Écritures de ce monde dont il n'était plus.Dr Alexandre de Hemptinne, assistant en 5ème année de chirurgie digestive à l'hôpital Saint-Luc