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On s'en doute, les médecins de Wetteren et environs viennent de vivre quelques semaines particulièrement mouvementées. Maintenant que la tempête médiatique semble en passe de s'apaiser et qu'arrive l'heure des premiers bilans, le moment semblait bien choisi pour recueillir les témoignages et l'analyse des praticiens qui ont assuré l'accueil de première ligne et la prise en charge des victimes... et dont les avis sont parfois très divergents ! " En tout état de cause, nous ne pouvons pas nous borner à chercher des coupables : il faut tirer les enseignements de cette expérience pour éviter à l'avenir de retomber dans les mêmes pièges ", estime Jean-Paul De Corte, généraliste et échevin en charge de la santé publique à Wetteren, qui planche actuellement sur un dossier de recommandations.Information et communication : s'il y a deux termes qui reviennent encore et encore lorsqu'on évoque la gestion de la récente catastrophe ferroviaire, ce sont bien ceux-là. Les médecins aussi y ont été confrontés de près... et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a eu " quelques " accrocs à ce niveau ! " A mon sens, on n'a certainement pas péché par manque d'information et de communication vis-à-vis des médecins de famille, mais peut-être plutôt par excès ", note le Dr De Corte." Le cercle de médecine générale de Wetteren a été contacté le plus rapidement possible, et le premier courrier que nous avons reçu date du 5 mai (alors que l'accident s'est produit dans la nuit du 3 au 4). D'autres sont arrivés les jours suivants en provenance de la Santé publique et de la cellule de crise provinciale, dont trois simultanément le 7 mai. S'il y a eu une telle vague d'inquiétude et de contradictions, c'est avant tout parce que la presse n'a pas véhiculé d'emblée des informations correctes à propos de l'acrylonitrile - un effet de panique encore renforcé par le discours du professeur Jan Tytgat, qui a appelé les habitants de Wetteren à faire effectuer une prise de sang à titre préventif et à surgeler l'échantillon pour pouvoir éventuellement l'utiliser comme preuve en cas de problèmes de santé ultérieurs. Or cela n'a aucun sens, car il n'existe à l'heure actuelle aucun test scientifique capable de prédire ce qui pourrait se passer dans le futur.En outre, l'acrylonitrile est une substance extrêmement volatile qui est largement (à 80 %) dégradée et éliminée par l'urine dans des délais très brefs. On n'en retrouve donc rapidement plus aucune trace dans l'organisme... et pourtant, des échantillons sanguins ont été prélevés et analysés en masse, ce qui va coûter une fortune à la société alors que ce n'était absolument pas nécessaire. Ces tests n'étaient utiles que pour les personnes qui se trouvaient dans la zone de danger.Ajoutons qu'il n'y a eu qu'un seul décès attribuable à ces gaz, survenu dans ces circonstances très spécifiques: la maison de la victime se trouvait au-dessus d'une vieille canalisation d'égout où s'étaient accumulées des émanations toxiques. "LactateLes premiers jours, pourtant, les directives transmises aux médecins de famille recommandaient d'effectuer une prise de sang et un prélèvement d'urines chez les riverains qui présentaient des symptômes. Le lendemain, de nouvelles instructions émanant d'un groupe d'experts et relayées par le SPF Santé publique précisaient que les patients qui présentaient des signes d'intoxication par l'acrylonitrile ou l'un de ses métabolites devaient être soumis à un test de lactate et référés à l'hôpital en cas de résultat positif. Si les plaintes persistaient malgré un premier résultat négatif, il convenait de réaliser une seconde mesure.L'utilité de ce test de lactate a toutefois également été mise en doute par plusieurs médecins. Le Dr De Corte, notamment, a immédiatement manifesté son mécontentement : " La mesure du lactate n'est envisageable qu'au cours des premières 24 heures, après quoi elle perd tout son sens. Ce test n'a eu aucune utilité dans ce contexte, comme l'a d'ailleurs reconnu la province dans une circulaire ultérieure. " " Certains tests ne sont pas anormaux, d'autres bien, mais cela ne nous apprend absolument rien sur les possibles conséquences à long terme ", enchaîne le Dr Rufy Baeke.Effets à long termePour l'heure, personne n'ose encore vraiment s'exprimer sur un éventuel impact du drame sur la santé des riverains à plus long terme. D'après nombre de médecins, les questions des patients vivant dans ou aux alentours des zones touchées se font toutefois de plus en plus pressantes: manifestement, les informations contradictoires alimentent le sentiment d'inquiétude. " Il faut avouer franchement que nous naviguons encore en plein brouillard, mais il existe bien un risque de voir se développer de graves problèmes de santé chez les habitants de la région dans quelques années ou quelques décennies.C'est ce qui s'est produit avec l'amiante, dont nous n'avons parfois pleinement mesuré les effets que 20 ou 30 ans plus tard. Certaines données laissent à penser que la population de la zone touchée pourrait présenter un risque accru de cancer. Il est donc important que ces personnes bénéficient d'un bon suivi médical, et que les responsables assument également les éventuels coûts à ce niveau ", estime le Dr Baeke en réaction au discours du gestionnaire du réseau ferroviaire Infrabel, qui a laissé entendre qu'il était prêt à assumer tous les frais générés par la catastrophe à l'exception des frais médicaux des personnes évacuées. " C'est une attitude lâche et criminelle. S'il s'avère beaucoup plus tard que certaines riverains ont subi un dommage, il doit être compensé par les responsables de l'accident. Nous devons pouvoir en assurer la population. Et pas question que cela se fasse par le biais d'une déclaration d'accident professionnel, ce ne serait pas correct. "Accidents du travailCette remarque du Dr Baeke fait référence au " conseil " insistant donné à nombre de secouristes, policiers, pompiers et agents de la protection civile de remplir un formulaire de déclaration d'accident du travail - avec la bénédiction de la cellule de crise provinciale. " Dans la plupart des cas, le médecin du travail a rempli ce document par mesure de précaution. Certaines personnes ont aussi été renvoyées à leur généraliste. Et pour ceux et celles qui ne l'ont pas encore fait, il n'est pas trop tard ", précise Anke Versonnen à la cellule de crise." Cette approche n'est pas correcte. Il n'est pas question ici d'un accident du travail, qui suppose un événement externe et soudain, mais d'une possible exposition à des substances nocives dans le cadre d'une activité professionnelle. Déclarer ces cas comme des accidents professionnels n'a aucun sens, car ces dossiers ne seront jamais acceptés ", souligne le Dr De Corte, lui-même médecin du travail.Michel De Munck, généraliste à Lokeren, a pourtant été confronté à plusieurs policiers concernés. " Je devais faire réaliser des analyses de sang et d'urines sans que personne ne me dise exactement ce que j'étais supposé contrôler. J'ai dû demander moi-même au laboratoire quels étaient les examens à faire ! Il n'y a pas eu la moindre communication vis-à-vis des généralistes de la région, encore moins un vrai briefing... Et en plus, on attendait de moi que je remplisse un formulaire de déclaration d'accident du travail pour des agents sans plaintes ni symptômes. Pertinence : zéro. Juste une coûteuse perte de temps ", estime le médecin." Les généralistes ont été exemplaires "Urgentiste et coordinateur médical, Ignace Demeyer est l'un des quatre médecins qui se sont relayés à la tête du poste médical. Lui aussi critique vertement la communication entourant le drame." Durant plusieurs jours, il n'y a eu aucune communication entre la cellule de crise et les secouristes, médecins et infirmiers sur le terrain : nos questions restaient tout bonnement sans réponse. Pas facile de travailler dans ces conditions... Les décisions, nous les découvrions dans la presse. Cela dit, indépendamment de cet aspect, j'ai vu à cette occasion beaucoup de beau travail opérationnel. Le poste médical (une sorte d'hôpital de campagne mis sur pied par la Croix-Rouge) était vraiment un modèle du genre et a pu accueillir de façon très professionnelle différents types de victimes. Les généralistes de Wetteren y ont également assuré des consultations à tour de rôle ; une seconde permanence de médecine générale a été mise en place au centre d'accueil Mariagaard, où séjournaient une bonne partie des évacués. Ces gardes organisées à l'initiative des médecins de famille se sont déroulées de façon irréprochable, et il y avait toujours suffisamment de monde pour donner un coup de main. Idéalement, toute la zone sinistrée aurait toutefois dû être évacuée de façon plus prolongée pour permettre aux services de secours et aux prestataires de soins de faire leur travail de façon plus efficiente, mais cela ne semblait pas réalisable d'un point de vue politique. "Plan BeaucourtL'urgentiste Luc Beacourt appelle également à tirer les leçons de la catastrophe et à mettre sur pied à l'échelon régional une équipe de crise composée de spécialistes médicaux, d'experts de la police, de pompiers et de spécialistes techniques issus de l'industrie - donc sans élus politiques. " Ce n'est pas aux politiciens mais aux spécialistes qu'il revient de prendre les décisions stratégiques dans des crises comme celle que nous venons de connaître à Wetteren. Cela éviterait que la décision d'évacuer ne fasse l'objet de mille discussions motivées par des arguments électoraux ou autres. "" Lors d'une évacuation, il faudrait toujours commencer par prendre des mesures maximales par précaution, quitte à les assouplir par la suite, et pas l'inverse. A Wetteren, la décision d'évacuer a provoqué une série de discussions sur la délimitation précise des zones, ce qui a permis de laisser sur place les résidents d'une maison de repos qui se trouvait dans le périmètre sinistré. De telles situations ne devraient pas être possibles ! "Luc Beaucourt a déjà été contacté par plusieurs riverains inquiets. " J'ai été leur parler. Les gens se posent une foule de questions tout à fait légitimes : les enfants peuvent-ils jouer dehors en toute sécurité, qu'en est-il de notre réserve d'eau de pluie, pourrons-nous consommer les fruits et légumes du jardin, etc. Je leur ai conseillé de coucher leurs expériences sur papier. J'espère sincèrement que les politiciens tireront les leçons de cette histoire et confieront à l'avenir ces décisions à des experts indépendants... Sinon, nous sommes sur la mauvaise voie. "