Interview

-JDM: Dans le documentaire de Sophie Bruneau, le spectateur constate que le travail pénètre la subjectivité au-delà du temps qui y est consacré

- Pr Dejours: Il ne s'agit pas d'une simple contamination : le temps que l'on consacre en dehors du travail, à y penser, en fait partie. Il y a toute une préparation psychologique au travail, mais qui est aussi une préparation du travail. Il se trouve que ce prolongement en dehors du temps jugé par le chronomètre peut résulter dans le fait que vous êtes irrité, préoccupé, de mauvaise humeur ce qui se répercute sur votre conjoint ou sur vos enfants dans certains cas. En réalité, toute la vie privée est contaminée par le temps du travail qui peut mener jusqu'aux insomnies et parfois jusqu'aux rêves. Du point de vue du clinicien, ce qui se passe dans le rêve n'a pas seulement un impact en terme de travail sur la production du rêve, mais le rêve lui-même produit quelque chose de nouveau et qui est parfois un des moments clés dans l'acquisition de nouvelles habiletés professionnelles .

- JDM: Rêver du travail n'est donc pas forcément un cauchemar ?

- Pr Dejours: Tout à fait. Même lorsque le rêve prend des formes parfois redoutables: ce qui ne signifie pas que l'on n'est pas en train de faire un travail qui en réalité est comme un domptage de la difficulté rencontrée au travail. Ce dernier ne se présente donc pas toujours sous la forme du cauchemar. Bien au contraire, et dans certains cas, cela va même jusqu'à des énigmes qui sont déposées par l'effet du travail : il arrive même quelquefois, c'est exceptionnel, qu'un rêve donne tout à coup une image de la solution du problème posé.

- JDM: Le rêve est donc aussi un moyen de défense ?

- Pr Dejours: C'est sa double valence : À la fois il est défensif cherchant à soulager la souffrance, mais s'il n'était que défensif il n'y aurait pas de solution.

- JDM: Le capitalisme envahit plus que la subjectivité, mais carrément l'inconscient ?

- Pr Dejours: Exact. Le rêve en est témoin. Il n'y pas que le travail, mais aussi un certain mode de domination qui depuis le début du 21e siècle subit des transformations très importantes via le tournant gestionnaire.

- JDM:Au vu des témoignages du film, l'enfer du travail semble être les autres ?

- Pr Dejours: Vous avez raison : la question de l'environnement du travail des gens avec qui et pour lesquels on travaille voire contre lesquels on travaille, est l'un des deux éléments décisifs dans la question de la santé mentale au travail en général.

Le travail s'effectue rarement dans un rapport singulier avec un outil ou une matière ou un objet technique. Il se fait toujours soit pour des supérieurs hiérarchiques soit pour des subordonnés ou des collègues et même en tant que travailleur indépendant pour des clients ou l'administration fiscale.

Le travail prend place au sein d'un système de relations de coopération impliquant la confiance, la connaissance du travail de l'un par rapport à l'autre, une attention, un respect, des formes de solidarité... un ensemble d'éléments qui s'ils sont positifs implique que cela fonctionne. Si cette coopération se déstructure et que l'on se retrouve selon la nouvelle formule du travail introduit par des gestionnaires ensemble sur un open space mais dans un esprit du chacun-pour-soi où on ne se dit même plus bonjour, le travailleur se retrouve seul et sa santé mentale ne dépend plus que de lui-même dans un monde hostile. Parce que la solitude dans ces conditions c'est toujours une solitude de l'hostilité, de la défiance....puisqu'en concurrence les uns par rapport aux autres.

Le deuxième élément est le rapport individuel avec le travail et sa qualité. Effectuer un travail de qualité transforme la souffrance au travail en plaisir d'accomplissement de soi. En résulte un accroissement de l'amour de soi, un élément absolument déterminant de la santé mentale. Pour cela, il faut se trouver dans un rapport au travail où l'on puisse faire un travail de qualité.

Or dans les nouvelles formes d'organisations du travail, on joue systématiquement la quantité contre la qualité : beaucoup d'entre nous qui faisions encore un travail de qualité il y a 30 ou 40 ans sommes obligés désormais de le bâcler. Vous faites face à un résultat qui vous renvoie une image abîmée de vous-même, et dans certains cas on vous oblige à faire des choses que moralement vous réprouvent. En tant que médecin, juge ou policier, l'obsession de faire du chiffre entraîne des comportements moralement inacceptables qui démolissent mentalement.

-JDM: le film "Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés" réalisé également entre autres par Sophie Bruneau... film auquel vous avez contribué, annonçait en 2006 le burn-out dont vous avez pu constater la prolifération depuis ?

- Pr Dejours: Il est décrit depuis 1976, mais aujourd'hui c'est un peu un panier dans lequel l'on met tout. Je parlerai plutôt de l'ensemble des pathologies de surcharges dont le burn-out, le karoshi ou la mort subite, les troubles musculo-squelettiques beaucoup plus importants que le burn-out : en France plus de 500 000 personnes sont indemnisées pour ce genre de troubles.

Le dopage avec le café, l'alcool, la cocaïne pour arriver à tenir la cadence que ce soit chez les banquiers, les traders... est également un problème très lourd.

L'ensemble des pathologies de surcharge s'aggrave indiscutablement, sous la pression productiviste concrétisée par l'évaluation individuelle des performances en particulier : il y a indiscutablement une aggravation et détérioration de la santé mentale au travail depuis un bon moment.

Les suicides au travail apparus vers 2000 et la vague de suicides à laquelle nous assistons actuellement en France sont devenus quasiment habituels et se poursuivent dans de très nombreuses entreprises, notamment les hôpitaux. Le nombre de suicides y est impressionnant notamment lié à cette souffrance éthique, c'est-à-dire d'avoir à apporter son concours à des actes que moralement on réprouve.

Interview-JDM: Dans le documentaire de Sophie Bruneau, le spectateur constate que le travail pénètre la subjectivité au-delà du temps qui y est consacré - Pr Dejours: Il ne s'agit pas d'une simple contamination : le temps que l'on consacre en dehors du travail, à y penser, en fait partie. Il y a toute une préparation psychologique au travail, mais qui est aussi une préparation du travail. Il se trouve que ce prolongement en dehors du temps jugé par le chronomètre peut résulter dans le fait que vous êtes irrité, préoccupé, de mauvaise humeur ce qui se répercute sur votre conjoint ou sur vos enfants dans certains cas. En réalité, toute la vie privée est contaminée par le temps du travail qui peut mener jusqu'aux insomnies et parfois jusqu'aux rêves. Du point de vue du clinicien, ce qui se passe dans le rêve n'a pas seulement un impact en terme de travail sur la production du rêve, mais le rêve lui-même produit quelque chose de nouveau et qui est parfois un des moments clés dans l'acquisition de nouvelles habiletés professionnelles .- JDM: Rêver du travail n'est donc pas forcément un cauchemar ?- Pr Dejours: Tout à fait. Même lorsque le rêve prend des formes parfois redoutables: ce qui ne signifie pas que l'on n'est pas en train de faire un travail qui en réalité est comme un domptage de la difficulté rencontrée au travail. Ce dernier ne se présente donc pas toujours sous la forme du cauchemar. Bien au contraire, et dans certains cas, cela va même jusqu'à des énigmes qui sont déposées par l'effet du travail : il arrive même quelquefois, c'est exceptionnel, qu'un rêve donne tout à coup une image de la solution du problème posé.- JDM: Le rêve est donc aussi un moyen de défense ?- Pr Dejours: C'est sa double valence : À la fois il est défensif cherchant à soulager la souffrance, mais s'il n'était que défensif il n'y aurait pas de solution. - JDM: Le capitalisme envahit plus que la subjectivité, mais carrément l'inconscient ?- Pr Dejours: Exact. Le rêve en est témoin. Il n'y pas que le travail, mais aussi un certain mode de domination qui depuis le début du 21e siècle subit des transformations très importantes via le tournant gestionnaire.- JDM:Au vu des témoignages du film, l'enfer du travail semble être les autres ?- Pr Dejours: Vous avez raison : la question de l'environnement du travail des gens avec qui et pour lesquels on travaille voire contre lesquels on travaille, est l'un des deux éléments décisifs dans la question de la santé mentale au travail en général.Le travail s'effectue rarement dans un rapport singulier avec un outil ou une matière ou un objet technique. Il se fait toujours soit pour des supérieurs hiérarchiques soit pour des subordonnés ou des collègues et même en tant que travailleur indépendant pour des clients ou l'administration fiscale. Le travail prend place au sein d'un système de relations de coopération impliquant la confiance, la connaissance du travail de l'un par rapport à l'autre, une attention, un respect, des formes de solidarité... un ensemble d'éléments qui s'ils sont positifs implique que cela fonctionne. Si cette coopération se déstructure et que l'on se retrouve selon la nouvelle formule du travail introduit par des gestionnaires ensemble sur un open space mais dans un esprit du chacun-pour-soi où on ne se dit même plus bonjour, le travailleur se retrouve seul et sa santé mentale ne dépend plus que de lui-même dans un monde hostile. Parce que la solitude dans ces conditions c'est toujours une solitude de l'hostilité, de la défiance....puisqu'en concurrence les uns par rapport aux autres. Le deuxième élément est le rapport individuel avec le travail et sa qualité. Effectuer un travail de qualité transforme la souffrance au travail en plaisir d'accomplissement de soi. En résulte un accroissement de l'amour de soi, un élément absolument déterminant de la santé mentale. Pour cela, il faut se trouver dans un rapport au travail où l'on puisse faire un travail de qualité.Or dans les nouvelles formes d'organisations du travail, on joue systématiquement la quantité contre la qualité : beaucoup d'entre nous qui faisions encore un travail de qualité il y a 30 ou 40 ans sommes obligés désormais de le bâcler. Vous faites face à un résultat qui vous renvoie une image abîmée de vous-même, et dans certains cas on vous oblige à faire des choses que moralement vous réprouvent. En tant que médecin, juge ou policier, l'obsession de faire du chiffre entraîne des comportements moralement inacceptables qui démolissent mentalement. -JDM: le film "Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés" réalisé également entre autres par Sophie Bruneau... film auquel vous avez contribué, annonçait en 2006 le burn-out dont vous avez pu constater la prolifération depuis ?- Pr Dejours: Il est décrit depuis 1976, mais aujourd'hui c'est un peu un panier dans lequel l'on met tout. Je parlerai plutôt de l'ensemble des pathologies de surcharges dont le burn-out, le karoshi ou la mort subite, les troubles musculo-squelettiques beaucoup plus importants que le burn-out : en France plus de 500 000 personnes sont indemnisées pour ce genre de troubles.Le dopage avec le café, l'alcool, la cocaïne pour arriver à tenir la cadence que ce soit chez les banquiers, les traders... est également un problème très lourd.L'ensemble des pathologies de surcharge s'aggrave indiscutablement, sous la pression productiviste concrétisée par l'évaluation individuelle des performances en particulier : il y a indiscutablement une aggravation et détérioration de la santé mentale au travail depuis un bon moment.Les suicides au travail apparus vers 2000 et la vague de suicides à laquelle nous assistons actuellement en France sont devenus quasiment habituels et se poursuivent dans de très nombreuses entreprises, notamment les hôpitaux. Le nombre de suicides y est impressionnant notamment lié à cette souffrance éthique, c'est-à-dire d'avoir à apporter son concours à des actes que moralement on réprouve.