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"Je crois que le corps médical doit être averti de ce qui passe actuellement dans le champ de la santé mentale", estime le Dr Nathalie Hublet, médecin pédopsychiatre. "Par exemple, en mars 2015, Maggie De Block a mis en place une 'nouvelle politique' de la santé mentale de l'enfant et de l'adolescent. La ministre voulait 'du neuf' sans tenir compte des expériences mises en place sur le terrain. Ce plan est triannuel. L'année 2018 doit donc être celui de l'évaluation. Un appel vient d'être lancé aux professionnels de terrain pour rendre compte de cette politique. Ce feed-back arrive trois ans plus tard. Je peux témoigner que ce modèle a provoqué la perte de certaines initiatives intéressantes. Le financement a été réattribué au modèle prôné par la ministre sous forme de constitution de nouvelles équipes." Cette nouvelle politique s'appuie, entre autres, sur plusieurs études du KCE2,3,4.Par ailleurs, mais selon la même logique, la ministre est à l'initiative d'un nouveau modèle d'accès aux soins de santé mentale."Outre le déficit démocratique dans l'instauration de ce nouveau modèle, celui-ci ne respecte pas du tout le terrain. Il modifie complètement le rôle et la place du psychologue en santé mentale. C'est une vraie révolution. L'étude du KCE N° 265Bs - qui nous a poussés à créer l'association Copel-Cobes - part de l'idée que pour toute demande faite par une personne à un psychologue, il faut d'abord identifier le problème et le mettre dans la bonne case : 'petit' ou 'grand' problème. Un 'petit' problème donne droit à 5 séances de psychothérapie. Un 'grand' à dix séances, voire à quinze après négociation avec les mutualités et avis d'un psy-ressource ", précise Geert Hoornaert.Ce psy-conseil analyse si le travail doit être poursuivi ou non. "Il peut le faire une fois par an, par patient, en une seule séance", ajoute le Dr Hublet. "Il n'a pas d'autres options que de renvoyer ce patient à la personne qui l'a adressée."Pour Geert Hoornaert, les autorités nient l'acte diagnostique du psychologue. "Ce nouveau modèle suggère que l'acte diagnostique précède la rencontre. Ce qui est impossible en santé mentale. Il faut parfois des mois ou des années pour établir un diagnostic précis... Limiter le traitement à cinq séances - ce qui est une résultante de la volonté de Maggie De Block de médicaliser notre métier - est absurde. Il est d'ailleurs impossible de fonder scientifiquement cette notion de 'léger problème'. En outre, les patients ne s'adressent pas chez un psychologue pour des 'problèmes' et des 'solutions' mais pour des 'questions' qui attendent une 'réponse'. Le modèle prétendu 'Evidence Based' bouscule ce mode de fonctionnement. Comment va-t-on mesurer une guérison en santé mentale ?"Le psychologue Geert Hoornaert estime que la politique ministérielle en santé mentale est "néo-libérale" et rappelle que Maggie De Block déclare régulièrement que les malades à long terme doivent retourner rapidement au travail. Elle propose de les y aider. "L'objectif étant de souligner par la suite que ces personnes ont reçu de l'aide et que si ce traitement ne fonctionne pas - la méthode étant evidence-based, et donc infaillible - c'est parce qu'elles sont de mauvaise volonté. Ce système est fait pour exclure en dictant que le patient doit être le pilote de sa propre destinée."Marie Brémond souligne que l'on retrouve cette philosophie dans un rapport du KCE consacré à la littératie en santé. "C'est une façon de supprimer le lien entre le thérapeute et son patient puisque le patient peut se faire aider par des pairs-aidants et trouver via internet la littérature et des protocoles pour des parcours de soins. Pour les 'petits' problèmes - à traiter en cinq séances - le patient pourrait réaliser une thérapie assistée par ordinateur. Il recevrait des conseils d'une voix préenregistrée. Ce système existe déjà dans les pays anglo-saxons." Pour Gil Caroz, ce modèle attaque l'outil principal de travail des professionnels de la santé mentale : la parole. "Un ordinateur n'écoute pas et surtout n'entend pas. Il faut une interaction entre deux sujets humains. Notre association est née suite aux modifications de la loi sur la santé mentale. Cette loi a été votée une première fois en 2014 sous le mandat de Laurette Onkelinx, qui a voulu écarter les charlatans de la santé mentale. Cette première version de la loi réglementait quatre approches en psychothérapie, dont trois qui respectaient la parole. La nouvelle version de la loi prise en 2016 5 par Maggie De Block permet soi-disant la coexistence de toutes les orientations, mais en réalité elle les soumet à une seule religion, l'Evidence Based Medicine. La parole ne se mesure pas statistiquement. Ce que l'on peut mesurer, c'est qu'une patiente anorexique qui n'est 'vue' que par un ordinateur, va tout d'un coup disparaître. Instaurer un maximum de cinq séances, c'est dire qu'après cinq séances on vous 'coupe la parole'."Face aux arguments budgétaires qui sous-tendent cette nouvelle politique, le psychologue soutient qu'ils sont tout à fait "contestables". "Il est très difficile de mesurer à combien d'usagers du centre de santé mentale nous évitons de se retrouver à l'hôpital ou en prison.""La ministre ne se rend pas du tout compte du type de patients qui fréquentent nos centres. Certains ont de grandes psychoses et sont prêts à passer à l'acte contre eux-mêmes ou les autres. Il faut parfois des années d'un suivi très complexe", ajoute Geert Hoornaert. "Le traitement en santé mentale repose sur la parole, les médicaments mais aussi, en grande partie, sur le lien social. Certains patients passent parfois durant des années plusieurs fois par jour au centre pour voir l'assistant social, le psychologue, le psychiatre... C'est un lieu de vie, qui permet d'éviter le passage à l'acte", poursuit Gil Garoz."La profession du psychiatre change complètement aussi", constate le Dr Anne Pignon. "Depuis le mois de septembre, nous voyons des patients qui sont en arrêt de travail depuis un mois et demi, et à qui la mutuelle dit que, lorsqu'ils seront à deux mois et demi, ils devront remplir un document dans lequel ils doivent estimer la durée de leur maladie, déclarer si les symptômes qui les affectent sont liés au travail ou à des raisons personnelles, proposer des changements de leurs pratiques professionnelles... En résumé, ils doivent considérer leur avenir professionnel de leur position de malade sans en discuter avec le médecin qui, auparavant, était le professionnel qui évaluait avec eux leur état et recommandait de reprendre le travail ou de prolonger l'arrêt de travail. C'était une protection pour le patient. Aujourd'hui, très tôt dans le décours de leur maladie, les patients doivent se projeter dans l'avenir. Tout cela sous la menace d'une phrase qui leur enjoint de respecter les délais de réponse au risque de se voir refuser la prolongation de leurs indemnités maladie." Le patient est donc censé s'engager dans ce qu'il croit bien pour lui. "Or, classiquement, la psychiatrie doit accueillir ceux qui n'arrivent pas à être manager d'eux-mêmes. La condition d'entrée est désormais que ces patients le soient."- Nathalie Hublet : pédopsychiatre au Centre de Psychiatrie Infantile Les Goélands, et à l'Antenne 110, centre de rééducation fonctionnelle, membre d'AmoPsy (association de médecins d'orientation psychodynamique).- Geert Hoornaert : psychologue au Centre médico-psychologique du service social juif et au Courtil, une institution pour enfants psychotiques.- Marie Brémond : psychologue au Centre médico-psychologique du service social juif.- Gil Caroz : psychologue au Centre médico-psychologique du service social juif.- Anne Pignon : psychiatre au Centre de santé mentale du Grès à Auderghem. Membre d'AmoPsy (association de médecins d'orientation psychodynamique).(1) Cosignataires d'une tribune libre - Stop à la déshumanisation des soins - publiée dans plusieurs médias généraux et sur le site du journal du Médecin. http://www.copel-cobes.be(2) Rapport 175 B du KCE, Soins de santé mentale pour enfants et adolescents: développement d'un scénario de gouvernance, https://kce.fgov.be/fr/soins-de-sant%C3%A9-mentale-pour-enfants-et-adolescents-d%C3%A9veloppement-dun-sc%C3%A9nario-de-gouvernance.(3) Rapport 84 b, Les séjours psychiatriques de longue durée en lits T, https://kce.fgov.be/fr/les-s%C3%A9jours-psychiatriques-de-longue-dur%C3%A9e-en-lits-t(4) Rapport 144 b du KCE, Organisation des soins de santé mentale pour les personnes atteintes d'une maladie mentale grave et persistante. Y a-t- il des données probantes? https://kce.fgov.be/fr/organisation-des-soins-de-sant%C3%A9-mentale-pour-les-personnes-atteintes-d%E2%80%99une-maladie-mentale-grave-et(5) La loi du 10 juillet 2016 modifiant la loi du 4 avril 2014 réglementant les professions des soins de santé mentale (MB 20-05-2014).