Une des clefs de compréhension m'a été fournie par Barbara Starfield, papesse du " primary care " (dont la traduction en français peut amener nombre de confusion (1)) dont la renommée n'est plus à faire, quand elle expliquait que la médecine générale avait comme spécificité la réunion de quatre caractéristiques indispensables pour s'adjoindre le qualificatif de " primary care " : l'accessibilité (ou encore premier recours), la coordination, la globalité, la continuité (ou encore le suivi longitudinal) (connus comme les 4 " C " pour continuity, comprehensivness, coordination and continuity) (2).

Quand mes collègues urgentistes ont l'impression de faire de la médecine générale, ils s'inscrivent dans la fonction de premier recours pour une partie de la population. En effet la majorité des contacts aux urgences ne sont pas triés et constitue des plaintes dont nous savons, via les études sur l'écologie des soins de santé de White que la majorité auraient pu être résolues au premier échelon des services de santé (confirmé en Belgique aussi récemment(3)). Une autre caractéristique qui pourrait rapprocher les soins aux urgences de ceux d'un médecin généraliste est la "non sélection" des motifs de consultation. Toute plainte y est acceptée, sans triage de l'âge, de genre ou de système concerné. Comme en médecine générale. Mais rapidement il est nécessaire de préciser que la caractéristique de globalité, telle qu'exprimée par Starfield, dépasse largement ce non tri initial de la plainte pour inclure les notions de prévention, de promotion de la santé, d'intégration de l'aide et du soins, d'élargissement du champ d'investigation à celui de la famille, du milieu de vie... autant d'aspects dont on ne s'attend pas, de manière assez unanime, à ce que le service des urgences s'y implique activement.

Les autres fonctions de la médecine générale ne sont pas davantage reprises par les urgences hospitalières. Le suivi dans la durée, même si certains patients sont des utilisateurs fréquents des urgences hospitalières, n'est pas un suivi réellement personnalisé dans le sens où le dossier constitué est davantage une accumulation mécanique des rapports plutôt qu'un outil d'intégration dans la durée de ces différents éléments. La nécessaire fonction de coordination entre les différents intervenants est le plus souvent limitée à la plainte ou l'épisode de santé en cours et se cantonne trop souvent au temps du passage à l'hôpital, là où le médecin généraliste doit assurer le relais avec l'hôpital, ou plutôt, en cette ère de fragmentation, avec chacun des services de spécialités qui le composent, et coordonner les intervenants du domicile, de l'aide et du soin.

Passer au mode " garde "

Des quatre fonctions essentielles du médecin généraliste, le médecin aux urgences n'est donc appelé à en assurer qu'une partie. La confusion viendrait donc du fait que l'on réduit souvent "médecin généraliste" à "médecin de premier recours", avec une approche non restrictive- à priori- de la plainte.

Et je peux utiliser le même raisonnement pour expliquer mon inconfort professionnel lors de mon activité en "garde" de médecine générale. Comme les urgentistes, le médecin généraliste en garde ne trie pas la plainte à priori, est accessible pour des consultations non programmées, ne connait pas le patient, ne dispose pas nécessairement d'un dossier médical, n'agit que le temps de la plainte qui motive le contact et ne reverra probablement pas le patient. Ce qui demande au MG en service de se déconditionner de sa pratique quotidienne pour passer en mode "garde". Le médecin généraliste ne fait donc pas de médecine générale au sens "starfieldien" du terme dans le contexte de la garde même si le terme poste de garde de médecine générale vient contribuer à cette illusion.

Pour autant l'accessibilité, le premier recours fait bien partie de l'ADN de la médecine générale (mais ne la résume pas).

Il est indispensable, dans un souci d'intégration nécessaire des différents services de premiers recours, que les médecins généralistes et urgentistes acquièrent une connaissance, voire une expérience, suffisante des autres services pour favoriser la collaboration autour du parcours du patient (par des stages ou la collaboration active dans l'organisation de ces services par exemple).

Permanence des services

Il est aussi peut-être utile de distinguer l'accessibilité d'un médecin généraliste pour ses propres patients de l'accessibilité pour tout patient d'un même territoire à des soins de médecine générale. Dans sa première déclinaison, il s'agit plutôt de permettre la continuité relationnelle, et des études avancent que le fait de pouvoir voir un même soignant, ne serait-ce que pendant les heures ouvrables, est associée à un recours moins fréquent aux urgences hospitalières (4). Dans sa 2ème déclinaison, l'accessibilité fait plutôt référence à la permanence des services, la disponibilité d'une réponse potentielle 24h/24, 7j/7. Antérieurement, les médecins généralistes combinaient les deux types d'accessibilité au travers de gardes patientèle permanentes, symbole de ce dévouement de tout heure qui a forcé le respect de tous envers cette profession et peut-être découragé certains à s'engager dans ce chemin (5)... Mais les temps changent et l'organisation actuelle de la médecine générale évolue : la modalité de pratique choisie par les jeunes généralistes est la pratique de groupe à des horaires plus réduits (par rapport à la pratique antérieure proche des 70h/semaine), de plus en plus sur un mode programmé (rendez-vous). Par ailleurs, la pénurie de médecin est un fait dans certaines régions. Ces modifications peuvent mettre à mal l'accessibilité du patient à son "traitant" habituel.

Pour autant l'accessibilité reste une caractéristique fondamentale de la médecine générale mais à définir autrement dans le contexte actuel. La plus-value d'un contact personnalisé s'inscrivant dans la durée est moindre pour une grippe ou une contusion musculaire que pour une décision de traiter l'hypertension en situation de multi-morbidité, de se s'engager dans une chimiothérapie ou d'assurer des soins palliatifs. Et pour les premières situations, il n'est pas nécessairement utile de consulter le service des urgences hospitalières en cas d'absence de son médecin généraliste habituel. Une stratégie de communication envers la population générale, portée par les différents protagonistes (médecine générale et médecine hospitalière), pourrait utilement favoriser une utilisation efficiente de ces différents services et ajuster les attentes à l'offre la plus adéquate. D'autres moyens pourraient venir en soutien à la recherche de la meilleure orientation des plaintes aigues (tri centralisé par exemple).

Créneau des heures ouvrables

Il faut aussi organiser l'offre de soins pour les situations aigues ou non planifiés (pour reprendre les termes du rapport KCE de 2016) qui ne nécessite pas immédiatement des soins de 2ème ligne et la distinguer des situations plus complexes pour lesquelles la continuité relationnelle est primordiale. Il revient dès lors à chaque médecin généraliste de jouer le jeu de l'accessibilité et la continuité de soins de différentes manières. Tout d'abord, en offrant pour ses patients, seul ou en groupe restreint-et pas nécessairement dans un poste de garde, un minimum d'offre de soins non planifiés, chaque jour, pour des situation aigues. Cette accessibilité vise principalement le créneau des heures ouvrables car l'analyse des motifs de consultations en nuit profonde laisse penser qu'un médecin généraliste n'est pas nécessaire dans ce créneau horaire. La permanence des services et la continuité des soins dans les situations de soins palliatifs doivent aussi nécessairement être organisés par le médecin généraliste référent, via un réseau local. Par ailleurs, en participant activement au partage de données importantes à partir du dossier médical dont il a la responsabilité avec les acteurs de soins qui assurent la permanence des services en son absence, via notamment les plateformes électroniques sécurisées de partage de données, la continuité informationnelle peut ainsi être assurée.

En conclusion, la médecine générale ne devrait pas jouer "solo" mais réfléchir activement comment assurer son accessibilité et s'organiser en conséquence. C'est à ce prix qu'elle conservera cette fonction qui est une de ses caractéristiques fondamentales. Et comme "mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde"[1], un bon début serait de proposer des dénominations alternatives aux services qui sont sensés assurer cette accessibilité pour mieux rendre compte de la réalité. Au poste de garde de médecine générale, préférer le poste médical ambulatoire de 1er recours ? A nos collègues urgentistes de trouver un autre terme que celui de "médecine générale" pour qualifier les problèmes banaux et non triés qu'ils peuvent rencontrer et qui ne sont qu'un aspect de notre pratique.

[1] Albert Camus, L'homme révolté. 1951.

Références

1. Crismer A, Belche JL, Van der Vennet J. Les soins de santé primaires, plus que des soins de première ligne. Sante Publique (Paris). 2016;28(3):1-5.

2. Starfield B. Is primary care essential? Lancet. 1994/10/22. 1994;344(8930):1129-33.

3. Vo TL, Duchesnes C, Vogeli O, Belche JL, Massart V, Giet D. The ecology of health care in a Belgian area. Acta Clin Belg. 2014/11/02. 2015;70(4):280-6.

4. Van den Berg MJ, Van Loenen T, Westert GP. Accessible and continuous primary care may help reduce rates of emergency department use. An international survey in 34 countries. Fam Pract. 2016;33(1).

5. Vincent L, Charlotte G, William D, David S, Roy R, Lieve P, et al. Médecine générale: comment promouvoir l'attraction et la rétention dans la profession? [Internet]. KCE Reports. Bruxelles: Centre Fédéral d'Expertise des Soins de Santé (KCE); 2008. Available from: https://kce.fgov.be/sites/default/files/page_documents/d20081027364.pdf

Une des clefs de compréhension m'a été fournie par Barbara Starfield, papesse du " primary care " (dont la traduction en français peut amener nombre de confusion (1)) dont la renommée n'est plus à faire, quand elle expliquait que la médecine générale avait comme spécificité la réunion de quatre caractéristiques indispensables pour s'adjoindre le qualificatif de " primary care " : l'accessibilité (ou encore premier recours), la coordination, la globalité, la continuité (ou encore le suivi longitudinal) (connus comme les 4 " C " pour continuity, comprehensivness, coordination and continuity) (2).Quand mes collègues urgentistes ont l'impression de faire de la médecine générale, ils s'inscrivent dans la fonction de premier recours pour une partie de la population. En effet la majorité des contacts aux urgences ne sont pas triés et constitue des plaintes dont nous savons, via les études sur l'écologie des soins de santé de White que la majorité auraient pu être résolues au premier échelon des services de santé (confirmé en Belgique aussi récemment(3)). Une autre caractéristique qui pourrait rapprocher les soins aux urgences de ceux d'un médecin généraliste est la "non sélection" des motifs de consultation. Toute plainte y est acceptée, sans triage de l'âge, de genre ou de système concerné. Comme en médecine générale. Mais rapidement il est nécessaire de préciser que la caractéristique de globalité, telle qu'exprimée par Starfield, dépasse largement ce non tri initial de la plainte pour inclure les notions de prévention, de promotion de la santé, d'intégration de l'aide et du soins, d'élargissement du champ d'investigation à celui de la famille, du milieu de vie... autant d'aspects dont on ne s'attend pas, de manière assez unanime, à ce que le service des urgences s'y implique activement. Les autres fonctions de la médecine générale ne sont pas davantage reprises par les urgences hospitalières. Le suivi dans la durée, même si certains patients sont des utilisateurs fréquents des urgences hospitalières, n'est pas un suivi réellement personnalisé dans le sens où le dossier constitué est davantage une accumulation mécanique des rapports plutôt qu'un outil d'intégration dans la durée de ces différents éléments. La nécessaire fonction de coordination entre les différents intervenants est le plus souvent limitée à la plainte ou l'épisode de santé en cours et se cantonne trop souvent au temps du passage à l'hôpital, là où le médecin généraliste doit assurer le relais avec l'hôpital, ou plutôt, en cette ère de fragmentation, avec chacun des services de spécialités qui le composent, et coordonner les intervenants du domicile, de l'aide et du soin. Des quatre fonctions essentielles du médecin généraliste, le médecin aux urgences n'est donc appelé à en assurer qu'une partie. La confusion viendrait donc du fait que l'on réduit souvent "médecin généraliste" à "médecin de premier recours", avec une approche non restrictive- à priori- de la plainte.Et je peux utiliser le même raisonnement pour expliquer mon inconfort professionnel lors de mon activité en "garde" de médecine générale. Comme les urgentistes, le médecin généraliste en garde ne trie pas la plainte à priori, est accessible pour des consultations non programmées, ne connait pas le patient, ne dispose pas nécessairement d'un dossier médical, n'agit que le temps de la plainte qui motive le contact et ne reverra probablement pas le patient. Ce qui demande au MG en service de se déconditionner de sa pratique quotidienne pour passer en mode "garde". Le médecin généraliste ne fait donc pas de médecine générale au sens "starfieldien" du terme dans le contexte de la garde même si le terme poste de garde de médecine générale vient contribuer à cette illusion.Pour autant l'accessibilité, le premier recours fait bien partie de l'ADN de la médecine générale (mais ne la résume pas).Il est indispensable, dans un souci d'intégration nécessaire des différents services de premiers recours, que les médecins généralistes et urgentistes acquièrent une connaissance, voire une expérience, suffisante des autres services pour favoriser la collaboration autour du parcours du patient (par des stages ou la collaboration active dans l'organisation de ces services par exemple).Il est aussi peut-être utile de distinguer l'accessibilité d'un médecin généraliste pour ses propres patients de l'accessibilité pour tout patient d'un même territoire à des soins de médecine générale. Dans sa première déclinaison, il s'agit plutôt de permettre la continuité relationnelle, et des études avancent que le fait de pouvoir voir un même soignant, ne serait-ce que pendant les heures ouvrables, est associée à un recours moins fréquent aux urgences hospitalières (4). Dans sa 2ème déclinaison, l'accessibilité fait plutôt référence à la permanence des services, la disponibilité d'une réponse potentielle 24h/24, 7j/7. Antérieurement, les médecins généralistes combinaient les deux types d'accessibilité au travers de gardes patientèle permanentes, symbole de ce dévouement de tout heure qui a forcé le respect de tous envers cette profession et peut-être découragé certains à s'engager dans ce chemin (5)... Mais les temps changent et l'organisation actuelle de la médecine générale évolue : la modalité de pratique choisie par les jeunes généralistes est la pratique de groupe à des horaires plus réduits (par rapport à la pratique antérieure proche des 70h/semaine), de plus en plus sur un mode programmé (rendez-vous). Par ailleurs, la pénurie de médecin est un fait dans certaines régions. Ces modifications peuvent mettre à mal l'accessibilité du patient à son "traitant" habituel.Pour autant l'accessibilité reste une caractéristique fondamentale de la médecine générale mais à définir autrement dans le contexte actuel. La plus-value d'un contact personnalisé s'inscrivant dans la durée est moindre pour une grippe ou une contusion musculaire que pour une décision de traiter l'hypertension en situation de multi-morbidité, de se s'engager dans une chimiothérapie ou d'assurer des soins palliatifs. Et pour les premières situations, il n'est pas nécessairement utile de consulter le service des urgences hospitalières en cas d'absence de son médecin généraliste habituel. Une stratégie de communication envers la population générale, portée par les différents protagonistes (médecine générale et médecine hospitalière), pourrait utilement favoriser une utilisation efficiente de ces différents services et ajuster les attentes à l'offre la plus adéquate. D'autres moyens pourraient venir en soutien à la recherche de la meilleure orientation des plaintes aigues (tri centralisé par exemple).Il faut aussi organiser l'offre de soins pour les situations aigues ou non planifiés (pour reprendre les termes du rapport KCE de 2016) qui ne nécessite pas immédiatement des soins de 2ème ligne et la distinguer des situations plus complexes pour lesquelles la continuité relationnelle est primordiale. Il revient dès lors à chaque médecin généraliste de jouer le jeu de l'accessibilité et la continuité de soins de différentes manières. Tout d'abord, en offrant pour ses patients, seul ou en groupe restreint-et pas nécessairement dans un poste de garde, un minimum d'offre de soins non planifiés, chaque jour, pour des situation aigues. Cette accessibilité vise principalement le créneau des heures ouvrables car l'analyse des motifs de consultations en nuit profonde laisse penser qu'un médecin généraliste n'est pas nécessaire dans ce créneau horaire. La permanence des services et la continuité des soins dans les situations de soins palliatifs doivent aussi nécessairement être organisés par le médecin généraliste référent, via un réseau local. Par ailleurs, en participant activement au partage de données importantes à partir du dossier médical dont il a la responsabilité avec les acteurs de soins qui assurent la permanence des services en son absence, via notamment les plateformes électroniques sécurisées de partage de données, la continuité informationnelle peut ainsi être assurée.En conclusion, la médecine générale ne devrait pas jouer "solo" mais réfléchir activement comment assurer son accessibilité et s'organiser en conséquence. C'est à ce prix qu'elle conservera cette fonction qui est une de ses caractéristiques fondamentales. Et comme "mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde"[1], un bon début serait de proposer des dénominations alternatives aux services qui sont sensés assurer cette accessibilité pour mieux rendre compte de la réalité. Au poste de garde de médecine générale, préférer le poste médical ambulatoire de 1er recours ? A nos collègues urgentistes de trouver un autre terme que celui de "médecine générale" pour qualifier les problèmes banaux et non triés qu'ils peuvent rencontrer et qui ne sont qu'un aspect de notre pratique.[1] Albert Camus, L'homme révolté. 1951.Références1. Crismer A, Belche JL, Van der Vennet J. Les soins de santé primaires, plus que des soins de première ligne. Sante Publique (Paris). 2016;28(3):1-5.2. Starfield B. Is primary care essential? Lancet. 1994/10/22. 1994;344(8930):1129-33.3. Vo TL, Duchesnes C, Vogeli O, Belche JL, Massart V, Giet D. The ecology of health care in a Belgian area. Acta Clin Belg. 2014/11/02. 2015;70(4):280-6.4. Van den Berg MJ, Van Loenen T, Westert GP. Accessible and continuous primary care may help reduce rates of emergency department use. An international survey in 34 countries. Fam Pract. 2016;33(1).5. Vincent L, Charlotte G, William D, David S, Roy R, Lieve P, et al. Médecine générale: comment promouvoir l'attraction et la rétention dans la profession? [Internet]. KCE Reports. Bruxelles: Centre Fédéral d'Expertise des Soins de Santé (KCE); 2008. Available from: https://kce.fgov.be/sites/default/files/page_documents/d20081027364.pdf