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Ces " savants " honorés par le prix le plus célèbre du monde ne sont pas nécessairement des gens trop sérieux, a fortiori sinistres. Quand on a demandé à Richard Thaler, lauréat du Nobel d'économie 2017, comment il comptait dépenser cet argent, à savoir 944.000 euros, il n'a pas hésité à répondre qu'il allait le faire " de la manière la plus irrationnelle possible. " Plaisante boutade pour un économiste spécialisé dans l'observation des comportements irrationnels, en particulier financiers, d'autant qu'il est universellement reconnu pour avoir imaginé des incitants susceptibles de rectifier ces comportements en les orientant vers plus de rationalité. C'est d'ailleurs à ce titre qu'il fit partie des conseillers du président Obama, ainsi que du gouvernement britannique. Un homme au sérieux reconnu, donc, ce qui ne l'empêche pas de proposer une solution aussi simpliste qu'inattendue si telle est sa conviction. Quelqu'un lui demanda un jour quelle était l'attitude la plus appropriée quand, en se levant le matin, on tombait sur des infos de nature à vous donner le cafard. " Changez de chaîne ", at-il rétorqué. Une autre boutade ? Point du tout, s'est-il défendu, c'est vraiment ce qu'il faut faire !Si Richard Thaler fut couronné du prix Nobel le mois dernier, c'est évidemment pour les solutions plus sophistiquées apportées à des situations plus sérieuses. Mais pas compliquées pour autant : ce qu'il a observé, c'est le comportement des citoyens, les mauvaises décisions qu'ils pouvaient prendre dans divers domaines. Dans le sillage, il a proposé quelques incitants à mettre en oeuvre, tout particulièrement par les gouvernements, pour réorienter ces décisions dans la bonne direction. Pas d'interdit, pas de coercition, mais un coup de pouce, financier ou fiscal. Nudge, c'est-à-dire coup de pouce en anglais : tel est d'ailleurs le titre de l'ouvrage qu'il a cosigné en 2008 et qui l'a consacré pape de " la méthode douce pour inspirer la bonne décision ". Ce faisant, ce professeur à l'université de Chicago (sans doute la plus réputée du monde en matière économique) a également élargi le spectre de la science économique en y incluant l'analyse des comportements humains.Richard Thaler a dès lors aussi contribué à donner ses lettres de noblesse à ce qu'on appelle la finance comportementale. Celle-ci est aujourd'hui respectée et enseignée ; elle est même prise en compte dans les modèles de gestion de divers fonds et sicav. Autrement dit : au-delà des chiffres et autres paramètres " scientifiques ", les marchés financiers sont aussi influencés par la psychologie des investisseurs et leur comportement, parfois illogique.Fameux virage par rapport aux théories classiques selon lesquelles les marchés sont efficients et les investisseurs rationnels. Autrement dit, le cours d'une action reflète en permanence l'ensemble des éléments connus et, par conséquent, reflète très exactement la valeur de l'entreprise. Etant entendu que les acheteurs et vendeurs de ces titres agissent de manière parfaitement réfléchie, en tenant compte de manière appropriée de tous les éléments connus. Bien que suscitant de longue date des sourires en coin, voire de franches railleries, ces théories demeuraient jusqu'il y a peu les seules officiellement prises en compte. Circonstance atténuante : les comportements irrationnels et la psychologie n'avaient pas suffisamment été étudiés et mesurés, de sorte qu'il était difficile de les retenir dans une approche chiffrée. N'empêche : il reste aujourd'hui encore des partisans de la théorie des marchés efficients. Il est vrai qu'il y a bien des partisans de la royauté en France, alors...Quels sont donc les travers des citoyens relatés par Richard Thaler ? Une de ses observations est le compartimentage de la pensée, y compris en matière d'argent, phénomène qui brouille la vue globale de la situation. Un petit test tout simple l'a mis en lumière. Vous avez dépensé 40 dollars pour acheter des tickets de cinéma, a-ton expliqué à un panel de personnes, mais, en arrivant sur place, vous vous apercevez que vous les avez perdus. Allez-vous acheter de nouveaux tickets ? A cette question, la majorité des gens répondent par la négative. Dans leur esprit en effet, ces tickets leur auront finalement coûté 80 dollars, soit le double du budget envisagé, et ils ne peuvent s'y résoudre.On a alors proposé une variante aux personnes interrogées. Vous allez au cinéma et êtes sur le point de dépenser 40 dollars pour acheter des tickets. En arrivant sur place, vous sortez votre portefeuille et vous constatez que vous avez perdu 40 dollars. Il vous reste toutefois assez d'argent pour payer les tickets. Les achetez-vous ? La majorité des gens répondent cette fois par l'affirmative. Dans ce cas-ci, ils ne considèrent pas que ces tickets vont leur coûter 80 dollars. Visiblement, dans leur esprit, les 40 dollars perdus étaient destinés à une autre dépense. Or, sur le plan financier, la situation est exactement la même. Ce sont des facteurs subjectifs qui entraînent une réaction différente.Un constat semblable ressort d'un autre test. Joueriez-vous à pile ou face, pour perdre 10.000 dollars d'un côté ou en gagner 15.000 de l'autre ? La plupart des sondés refusent. Variante : supposons que votre patrimoine total ait une valeur de 1 million. On vous propose un pile ou face. Pile : sa valeur régresse à 990.000 dollars ; face : elle grimpe à 1.015.000 dollars. La plupart acceptent cette fois, et même avec enthousiasme. L'attitude face au risque se modifie quand ce dernier s'inscrit dans la perspective d'un patrimoine global.Et en matière de placements, quelles sont les observations et recommandations de Richard Thaler, dans le chef des professionnels comme des particuliers d'ailleurs ? Restez humble, conseille-t-il avant tout. La plupart des investisseurs surestiment leur capacité à réaliser de bons placements ou à choisir les bons gestionnaires. Message sous-jacent : il ne faut pas hésiter à mesurer et comparer ! C'est en raison de ce même manque d'humilité que certains se ruent sur la valeur très prometteuse qu'ils ont découverte... sans réaliser que des milliers d'autres l'ont épinglée et achetée avant eux, raison pour laquelle son cours a déjà tellement grimpé. Ce phénomène fut très frappant avec le boom -puis le krachdes valeurs Internet au tournant du millénaire.Le professeur d'économie souligne aussi la difficulté de revendre un mauvais investissement, phénomène au demeurant bien connu. L'adage " Tant que ce n'est pas vendu, ce n'est pas perdu " vient sans doute malencontreusement conforter le refus instinctif d'acter une perte. Pourtant, il n'est pas toujours difficile de faire la différence entre une chute pas vraiment justifiée et donc passagère, et un repli qui risque de se prolonger car dû à des causes fondamentales.Une note fort positive ressort aussi des observations de Richard Thaler. Le compartimentage mental déjà évoqué, qui entraîne des comportements parfois illogiques, a au moins un effet bénéfique. Les investisseurs actifs qui sont prêts à prendre des risques élevés sur une (petite) partie de leurs avoirs se fixent un ordre de grandeur assez précis qu'ils enferment mentalement dans un compartiment ad hoc, a-t-on relevé. Résultat : la plupart s'y tiennent assez aisément et ne mettent donc pas leur patrimoine en danger. Une grande qualité parmi de (nombreux ? ) petits défauts...