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Le cas Ellen West1 est la seconde étude du recueil Schizophrénie2, dans lequel Ludwig Binswanger (1881-1996) conte cinq cas de schizophrénie à la lumière de la Daseinsanalyse.Philippe Veysset, qui avait déjà donné une traduction du cas Lola Voss, poursuit ici son projet de donner un accès direct aux oeuvres maîtresses du psychiatre suisse pour le lectorat francophone. Il vient d'entamer la traduction du maître ouvrage de Binswanger, Grundformen und Erkenntnis Menslichen Dasein, paru en 1942.Chez les Binswanger, on est psychiatre de père en fils depuis un siècle. Au XIXème siècle, Ludwig, le grand-père, fonde le " Sanatorium Bellevue ", un institut novateur à Kreuzlingen : à Bellevue, la coercition est bannie et l'accueil aussi chaleureux que familial. Son oncle Otto décrit une forme spécifique de détérioration cognitive, la démence de Binswanger, aujourd'hui classée parmi les démences vasculaires. Il soignera Nietzsche dans ses dernières années.Robert, le père, meurt jeune, laissant à son fils Ludwig la tâche de lui succéder à la tête de la clinique familiale (1921). Elève d'Eugen Bleuler (1857-1939) et de Carl Gustav Jung, il rencontre Freud. Ludwig Binswanger se confronte avec la psychanalyse naissante.À cette époque, la phénoménologie de Husserl se développe en Allemagne. En 1927, un de ses élèves, Martin Heidegger, publie un livre révolutionnaire, en rupture avec la conception traditionnelle de l'Homme, Sein und Zeit. L'auteur rompt avec la problématique traditionnelle de la dualité " Sujet-objet " pour centrer l'ontologie sur la condition intra-mondaine de l'homme, défini comme Da-sein.En désaccord de fond avec la psychanalyse (bien que les deux hommes entretinrent une amitié sincère tout au long de leur vie, ce dont témoigne leur correspondance, parfois émouvante4), il inscrit l'assise théorique de la psychiatrie dans les concepts philosophiques de Heidegger et non dans une économie pulsionnelle qui reste pour lui trop empreinte de biologie : ce sera la " Daseinsanalyse ".Ellen West est née d'une mère et d'un père juifs. Parmi les antécédents familiaux, on note une grand-mère paternelle maniaco-dépressive ; parmi les frères de son père, deux suicides, deux démences vasculaires chez les uns ; une vie sévèrement ascétique chez l'autre. Sa grand-mère maternelle est, quant à elle, morte d'une démence sénile.La naissance d'Ellen West est normale. À neuf mois, elle refuse catégoriquement le lait, aime la viande et certains légumes, avale les mets sucrés à contrecoeur. Ce comportement est interprété comme un acte de refus. Durant ses études primaires, elle se révèle ambitieuse, vivace et toujours têtue, excessive. Sa devise est : " Ou César ou rien. ". Jusqu'à l'âge de seize ans, ses jeux sont ceux d'un petit garçon. Elle suce encore son pouce. À seize ans, " elle abandonne soudainement tout cela " pour une amourette qui dure deux ans.Ses poèmes et son journal intime révèlent sa désespérance. Le terme de " folie " est avancé. Ensuite, tout bascule dans une autre tonalité d'humeur. En contraste, sa dix-neuvième année est qualifiée par Ellen de " l'époque la plus heureuse et la plus innocente ". Elle apprend l'équitation et rivalise avec des cavaliers expérimentés : " Mais c'est la dernière fois qu'elle peut manger paisiblement. "Elle se fiance avec un jeune homme romantique malgré une angoisse de grossir. Son appétit d'ogresse l'entraîne à des mortifications de sorte qu'à son retour à la maison, " tout le monde est épouvanté par sa triste apparence. ". Elle a 21 ans : tout en elle aspire à la mort.S'ensuit une phase d'apathie profonde. Elle se refuse à toute maternité. Durant toutes ces années, avec un accent tombant de manière variable sur l'une de ces deux tonalités, elle oscille entre une " exubérance de la vie " et " une angoisse paralysante ", qui confine à un " désespoir " profond.Le parcours scolaire d'Ellen est chaotique. À 24 ans cependant, elle suit des cours d'institutrice à l'Université et se fiance avant de rompre quelques mois plus tard. L'obsession du poids est envahissante. Ne va-t-elle pas jusqu'à prendre entre " 36 et 48 tablettes de thyroïdine " pour maigrir ? Une fausse couche éveille en elle un nouveau conflit, entre un désir d'enfant et une peur panique de devenir grosse. Elle séjourne dans un sanatorium, use de purges et de laxatifs, abuse des hormones thyroïdiennes.Quand Ellen West se présente à la Clinique Bellevue, elle a déjà derrière elle un long passé de prises en charge en tous genres. Plusieurs tentatives de suicide (empoisonnement, défenestration) échouent. La gravité de la situation amène son mari à consulter l'un des plus grands psychiatres de l'époque, Kraepelin, qui diagnostique une " mélancolie ". Une mise au point internis-tique est réalisée.Elle est suivie par Binswanger. L'enjeu clinique et théorique est de taille. Le médecin-chef est confronté à une malade sévèrement atteinte et jusqu'à présent rebelle à toute forme de prise en charge. En particulier, les deux psychanalyses qu'elle a suivies n'ont servi à rien. Avec Ellen West, Binswanger a une occasion unique de confronter sa propre assise théorique avec celle de Freud.Le séjour d'Ellen tourne cependant rapidement à la tragédie. Un jour, elle absorbe une dose létale de poison. Ce suicide a été reproché à Binswanger. Nous devons à Philippe Veysset quelques précisions. Binswanger a laissé Ellen quitter volontairement la clinique, en accord avec le mari et après en avoir discuté avec deux de ses collègues (dont Bleuler). Dans cette décision, il faut voir une influence de la conception que Binswanger se fait de la schizophrénie : le suicide est étranger à cette entité. Mais il y a aussi - et surtout - dans cette décision une réflexion anthropologique (et éthique) : pour Binswanger, la liberté du patient doit être respectée, même au sein de la folie. Ce point est tout à fait fondamental. Il renvoie directement à la privation de liberté d'un patient psychiatrique amorcée par la législation française du 30 juin 1838.Le cas " Ellen West " est celui d'une anorexie mentale sévère, que l'on trouve définie dans le DSM-IV et le DSM-V par une triade symptomatique : amaigrissement, anorexie, aménorrhée. Selon la critériologie de ce manuel, le cas " Ellen West " ressort du sous-groupe purging type : vomissements ou prise de purgatifs.Quand Elle West se présente à Belle-vue, elle a déjà derrière elle un long passé de prises en charge. Parmi celles-ci, deux cures psychanalytiques n'ont servi ni à comprendre la " psychè " d'Ellen, ni à la soigner.Binswanger rappelle l'opposition théorique fondamentale entre sa démarche et celle de Freud. Si les deux prises en charge s'enracinent dans l'histoire vécue du patient, la psychanalyse affectionne le "monde éthéré", soit l'imagination et le monde du rêve, alors que la " Daseinsanalyse " entreprend de travailler sur tous les projets possibles du Dasein humain, qui " est dans le monde ". Alors que les psychanalystes débusquent les pulsions sexuelles à l'oeuvre dans les rêves d'Ellen, Binswanger voit dans la précocité des troubles alimentaires de sa patiente (son aversion pour le lait) un " rapport au monde " originaire qui va se révéler profondément dysfonctionnel sur le plan psychique.La raison de cette différence est que Freud " enclot l'être humain " dans le seul désir, identifié à un " principe de plaisir ". Cette idée fondamentale est en phase avec son anthropologie, dominée par la toute-puissance de la sexualité dans la psychogenèse de l'homme. En sens contraire, la " Daseinsanalyse " rencontre l'homme en tant que Dasein, " être-là ", jeté dans le monde, avec sa déréliction originaire et ses projets. Le point de vue n'est pas exclusif de la vision freudienne, il est plus englobant.La psychiatrie sort profondément restructurée sur le plan théorique et du point de vue de ses pratiques thérapeutiques de sa refonte par les fondateurs suisses de la Daseinsanalyse (Ludwig Binswanger et Médard Boss). Elle rompt avec le cercle réducteur des pulsions sexuelles et de mort dans lesquelles la plupart des psychanalyses avaient voulu enfermer l'être humain. C'est désormais à son Dasein, à son " exister " propre, dans toutes ses dimensions, que le thérapeute convie son patient.