C'est une petite phrase de rien du tout, "pas d'acharnement n'est-ce pas, docteur", qui accompagne les hospitalisations de la tante qui n'en finit pas de vieillir, de l'oncle qui a fait une vilaine chute, du voisin atteint d'une pneumonie. Rarement entendue dans la bouche du principal intéressé d'ailleurs, lequel ne demande rien d'autre que retrouver son chez soi, ses repas, sa télévision et qu'on lui fiche la paix. Petite phrase qui en appelle une autre, et c'est là que naît le problème : l'acharnement, ça commence où ?

Un canari ne promène pas son maître

Tout a commencé à la mort du chien, qui sonna définitivement la fin des sorties-rencontres structurant toute une vie sociale extérieure. Dissuadée de recueillir un chiot à 78 ans (veux-tu en faire un orphelin, Simone ?), elle acquiert un canari qui devint son compagnon de cellule. Auparavant, la fête des mères était prétexte à un chèque-voyage, cette année ce sera un nouveau téléviseur. Une mauvaise chute précipite la vente de la vieille Peugeot et le retrait des tapis dans l'appartement. Auto comme autonomie, mais il faut être raisonnable. Vinrent ensuite le pendentif pour appeler madame Laurent chez Télé-Secours, les repas à domicile et l'annonce par la banque de la suppression des paiements par virement papier. Ses enfants s'occuperont dorénavant des finances, et les surveilleront discrètement. On ne repeindra plus les murs défraîchis et le petit manteau beige - pour ce qu'il sert encore - ne sera pas remplacé. Le déclin est un paysage en pente lente.

Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable*

Paradoxalement, cette perte progressive d'autonomie qui mériterait une surveillance médicale accrue, la diminue plutôt comme si certaines choses n'avaient plus la même importance qu'auparavant: les consultations périodiques chez le généraliste se font plus rares en raison des difficultés de déplacement et sont remplacées par le renouvellement des prescriptions par téléphone, la fréquence des dépistages gynécologiques et biologiques s'estompe, on ne renouvelle plus les lunettes, on remplace moins vite les piles des prothèses acoustiques. Par crainte d'une fin de vie dégradante, le patient souhaitera fréquemment rédiger une déclaration anticipée relative à l'euthanasie. Étape en soi rassurante, mais qui scelle imperceptiblement une prise de distance supplémentaire avec la vie telle qu'elle va, et peut poser problème dans la relation médicale. Où se niche désormais la frontière entre l'acharnement et le "prendre soin" ? Une perte de sang urinaire ou rectale, la découverte d'une masse au sein, une douleur vésiculaire, des températures inexpliquées deviennent-elles bénignes parce qu'on est âgé et qu'on a fait la paix avec la mort? Comment justifier la nécessité d'examens techniques supplémentaires si on a promis à la famille qu'on veillerait à ce que l'aïeule bénéficie le cas échéant d'une fin douce et rapide, ce qu'ils ne manqueront pas de nous rappeler parfois avec insistance. Le laisser-faire laisser-aller devient synonyme d'humanité et de bienveillance. Choix complexes, où le CARE passe souvent par la case CURE et où se faire l'avocat d'actes médicaux dosés avec perspicacité, fussent-ils chirurgicaux, s'avère l'accompagnement le plus bénéfique qui soit. Une patiente nonagénaire, qu'un prolapsus rectal avait rendue totalement incontinente aux selles, se vit proposer une colostomie de confort refusée initialement avec effroi par la famille. La patiente l'accepta de bonne grâce, et en remercia ses médecins durant les cinq années qu'elle eut la chance de vivre ensuite, redevenue totalement autonome. La fin de vie, c'est parfois plus tard qu'on le pense. Il n'est qu'un acharnement qui puisse se revendiquer, c'est celui qui pousse le patient âgé à faire des projets, aussi fous que lui permettent ses rêves, et d'en moduler les risques grâce aux progrès de la médecine. Il n'existe heureusement aucune limite pour que le ticket du patient reste valide.

*Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable. Romain Gary, Gallimard, 1978.

C'est une petite phrase de rien du tout, "pas d'acharnement n'est-ce pas, docteur", qui accompagne les hospitalisations de la tante qui n'en finit pas de vieillir, de l'oncle qui a fait une vilaine chute, du voisin atteint d'une pneumonie. Rarement entendue dans la bouche du principal intéressé d'ailleurs, lequel ne demande rien d'autre que retrouver son chez soi, ses repas, sa télévision et qu'on lui fiche la paix. Petite phrase qui en appelle une autre, et c'est là que naît le problème : l'acharnement, ça commence où ?Un canari ne promène pas son maîtreTout a commencé à la mort du chien, qui sonna définitivement la fin des sorties-rencontres structurant toute une vie sociale extérieure. Dissuadée de recueillir un chiot à 78 ans (veux-tu en faire un orphelin, Simone ?), elle acquiert un canari qui devint son compagnon de cellule. Auparavant, la fête des mères était prétexte à un chèque-voyage, cette année ce sera un nouveau téléviseur. Une mauvaise chute précipite la vente de la vieille Peugeot et le retrait des tapis dans l'appartement. Auto comme autonomie, mais il faut être raisonnable. Vinrent ensuite le pendentif pour appeler madame Laurent chez Télé-Secours, les repas à domicile et l'annonce par la banque de la suppression des paiements par virement papier. Ses enfants s'occuperont dorénavant des finances, et les surveilleront discrètement. On ne repeindra plus les murs défraîchis et le petit manteau beige - pour ce qu'il sert encore - ne sera pas remplacé. Le déclin est un paysage en pente lente.Paradoxalement, cette perte progressive d'autonomie qui mériterait une surveillance médicale accrue, la diminue plutôt comme si certaines choses n'avaient plus la même importance qu'auparavant: les consultations périodiques chez le généraliste se font plus rares en raison des difficultés de déplacement et sont remplacées par le renouvellement des prescriptions par téléphone, la fréquence des dépistages gynécologiques et biologiques s'estompe, on ne renouvelle plus les lunettes, on remplace moins vite les piles des prothèses acoustiques. Par crainte d'une fin de vie dégradante, le patient souhaitera fréquemment rédiger une déclaration anticipée relative à l'euthanasie. Étape en soi rassurante, mais qui scelle imperceptiblement une prise de distance supplémentaire avec la vie telle qu'elle va, et peut poser problème dans la relation médicale. Où se niche désormais la frontière entre l'acharnement et le "prendre soin" ? Une perte de sang urinaire ou rectale, la découverte d'une masse au sein, une douleur vésiculaire, des températures inexpliquées deviennent-elles bénignes parce qu'on est âgé et qu'on a fait la paix avec la mort? Comment justifier la nécessité d'examens techniques supplémentaires si on a promis à la famille qu'on veillerait à ce que l'aïeule bénéficie le cas échéant d'une fin douce et rapide, ce qu'ils ne manqueront pas de nous rappeler parfois avec insistance. Le laisser-faire laisser-aller devient synonyme d'humanité et de bienveillance. Choix complexes, où le CARE passe souvent par la case CURE et où se faire l'avocat d'actes médicaux dosés avec perspicacité, fussent-ils chirurgicaux, s'avère l'accompagnement le plus bénéfique qui soit. Une patiente nonagénaire, qu'un prolapsus rectal avait rendue totalement incontinente aux selles, se vit proposer une colostomie de confort refusée initialement avec effroi par la famille. La patiente l'accepta de bonne grâce, et en remercia ses médecins durant les cinq années qu'elle eut la chance de vivre ensuite, redevenue totalement autonome. La fin de vie, c'est parfois plus tard qu'on le pense. Il n'est qu'un acharnement qui puisse se revendiquer, c'est celui qui pousse le patient âgé à faire des projets, aussi fous que lui permettent ses rêves, et d'en moduler les risques grâce aux progrès de la médecine. Il n'existe heureusement aucune limite pour que le ticket du patient reste valide.*Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable. Romain Gary, Gallimard, 1978.