Mary Shelley l'avait inscrite au rang des aptitudes de son Frankenstein, mais il ne s'agissait que d'une invention littéraire bien innocente. Aujourd'hui, elle est en passe de devenir réalité... ou fiasco annoncé. C'est la greffe d'une tête à un corps, ou celle d'un corps à une tête, ce qui confère à l'intervention une dimension différente : le centre organisateur d'une part, celui des réalisations métaboliques de l'autre, transmission gamétique incluse. S'agitil d'intégrer un nouveau soft- à un hardware, d'inclure l'équivalent d'un nouveau noyau à un cytoplasme énucléé ou bien s'agit-il d'une intervention autrement plus symbolique parce que concernant l'humain tout entier ?

Il est peu dire que la question fait débat, entre crainte et fascination.

Un bref rappel

Les tentatives de greffe d'une tête entière sur un autre corps s'inscrivent dans le temps, puisque les premières ont été réalisées avec succès il y a plusieurs décennies déjà. Rats, souris, puis chien et macaque ont été les contributeurs involontaires. Le résultat, à chaque fois, a donné l'occasion de produire un animal à deux têtes, la seconde n'étant toutefois pas connectée à la moelle. Le greffon est donc resté vivant, mais dénué de contrôle neuromoteur. Celui-ci passe obligatoirement par la connexion du tronc cérébral à une moelle épinière exogène. On pressent que la chose soit possible, puisque tentée avec succès chez le rat et la souris dont on a sectionné la moelle ; avec des résultats irréguliers, longs à venir et parfois incomplets.

Le traitement de patients accidentés rendus tétraplégiques a également fait progressé la recherche ; encore qu'une dilacération des tissus nerveux lésés - ce qui est généralement le cas - est autrement plus complexe à réparer qu'une section franche. Et il va de soi que c'est ce type de section, aussi fine et précise que possible, qui devrait être la règle en cas de greffe. Avec un apport supplémentaire : on aurait récemment montré l'intérêt du polyéthylène glycol (PEG) dans la mise en contact des deux lèvres de la section, la substance étant réputée active dans la fusion des membranes cellulaires.

La tentative annoncée

Ces prérequis semblent donc ouvrir la voie à une première greffe de corps à la tête d'une personne engagée dans une pathologie grave et létale à court ou moyen terme. Le nom d'un premier volontaire est connu : il s'agit de Valery Spiridonov, un trentenaire russe, atteint de la maladie de Werdnig-Hoffmann qui le condamne par perte progressive de fonctionnalité des neurones moteurs.

En cas d'intervention, on estime que le nombre d'intervenants devrait approcher, voire dépasser la centaine.

Reste à réaliser. Et de ce côté également des noms sont connus, au moins pour les acteurs principaux. Il s'agit de deux neurochirurgiens : l'italien Sergio Canavero et le chinois Xiaoping Ren. En cas d'intervention - prévue en Chine - on estime que le nombre d'intervenants devrait approcher, voire dépasser la centaine puisque, dans le même temps, il faut gérer la section de la tête, son maintien à température réduite, assurer une connexion vasculaire temporaire avec le corps du donneur et, bien entendu, préparer celui-ci à être greffé après une décérébration minutieuse. L'ensemble des tissus (neveux, musculaires, etc.) doit ensuite être intimement reconnecté pour assurer une viabilité et une fonctionnalité aussi importantes que possible au corps reconstitué. Pour Canavero, qui travaille sur ce thème depuis des années, les chances de succès avoisineraient 90 %. Ce qui reste à concrétiser à l'occasion de la grande première, prévue avant la fin de cette année.

Si la survie de l'ensemble tête - corps peut être vérifié dans le court terme (ainsi que le maintien de l'activité cérébrale), la récupération des fonctions diverses et notamment motrices s'inscrit dans le temps. Chez les souris dont on a sectionné la moelle, quatre semaines sont nécessaires à un début de reprise du mouvement volontaire des membres. On peut s'attendre à un délai au moins équivalent chez l'homme.

Quelques considérations éthiques

Pour Bernard Hanson et Georges Bauherz, tous deux médecins, il faut davantage évoquer la greffe de corps à une tête plutôt que le contraire, l'identité d'une personne tenant davantage à son esprit - et donc à son cerveau - qu'à ses fonctions somatiques. Le second cité, neurologue, insiste également sur la distinction à opérer entre les concepts de cerveau et de système nerveux, anatomiquement conjoints, mais qui recouvrent des réalités différentes. Le cerveau est, des deux, celui qui est le plus facilement identifiable dans ses limites ; mais il l'est moins dans les réalités qu'il recouvre. On va y revenir. Le système nerveux est en revanche plus diffus puisque, intégrateur fonctionnel, il repose sur le cerveau ainsi que sur la moelle épinière, les nerfs, la rétine et les jonctions neuromusculaires qui, de facto, impliquent aussi pour partie les muscles. Le système est vaste et complexe, mais reste donc " simplement " fonctionnel.

Le cerveau apparaît quant à lui comme tout le contraire ; on en fait le siège de la conscience, de la pensée, des émotions, autant de réalités dont l'adéquation fait la personnalité intrinsèque de l'humain, mais qui le rend plus difficile à cerner. L'évolution de la neurologie aidant, le concept du " cogito ergo sum " de Descartes devient, selon Bauherz, celui du " cerveau ergo sum " qui tient compte à la fois de ce qu'ont apporté l'imagerie et la neurophysiologie. L'étude des cellules souches a également permis de découvrir leur étonnante plasticité, quelles soient neuronales ou non. A l'évidence, si le cerveau fait l'homme, l'avancement des connaissances le rend aussi de plus en plus complexe, rejetant au passage le concept du cerveau simplement neuronal. La greffe envisagée est-elle par ailleurs neutre en matière d'auto- représentation du sujet-cerveau greffé ? On ne peut à ce sujet qu'évoquer la problématique des greffés du visage ou des mythiques mains d'Orlac1.

Le regard du philosophe, en point d'orgue

La position que chacun peut avoir face à l'annonce de la greffe pionnière de tête ou de corps est teintée de tout ce qu'il est dans sa réalité émotionnelle et subjective. Une position éthique doit, selon Jean-Michel Longneaux2,3, veiller à mettre les émotions spontanées entre parenthèses pour ne focaliser que sur les principes " justes par eux-mêmes ". Au rang de ceux-ci, figure le respect de la liberté des personnes tant qu'elle ne nuit pas aux autres, qu'elle est le reflet d'un consentement éclairé et qu'elle vise un " mieux ", même si celui-ci paraît, dans l'état actuel des choses, un peu sur-réaliste.

Si toutes les garanties sont prises (relatives à la pression humaine et commerciale, au chantage, etc.) et pour autant qu'un succès soit possible et rende l'intervention porteuse d'un véritable espoir, rien ne devrait s'opposer à sa réalisation.

C'est en tout cas une posture éthique. A chacun d'y confronter sa propre perception émotionnelle.

Bibliographie

les mains d'Orlac est un film mythique de Karl Freund, réalisé en 1935. Stephen Orlac, un pianiste victime d'un accident grave qui le prive de ses mains, se voit greffer celles d'un criminel. Le musicien se croit alors " investi " des penchants néfastes de son donneur et sombre dans la dépression. Ce thème a inspiré d'autres films et romans, parfois sous le même titre.

Philosophe, rédacteur en chef d'Ethica clinica

Revue d'éthique clinique, Ethica clinica traite, chaque trimestre, d'un thème spécifique. La récente parution, consacrée à " care, biopolitique et transhumanisme ", n'est pas sans lien avec le présent article. Pour en savoir davantage, consulter www.fihasbl.be/Ethica-clinica.aspx

Mary Shelley l'avait inscrite au rang des aptitudes de son Frankenstein, mais il ne s'agissait que d'une invention littéraire bien innocente. Aujourd'hui, elle est en passe de devenir réalité... ou fiasco annoncé. C'est la greffe d'une tête à un corps, ou celle d'un corps à une tête, ce qui confère à l'intervention une dimension différente : le centre organisateur d'une part, celui des réalisations métaboliques de l'autre, transmission gamétique incluse. S'agitil d'intégrer un nouveau soft- à un hardware, d'inclure l'équivalent d'un nouveau noyau à un cytoplasme énucléé ou bien s'agit-il d'une intervention autrement plus symbolique parce que concernant l'humain tout entier ?Il est peu dire que la question fait débat, entre crainte et fascination.Les tentatives de greffe d'une tête entière sur un autre corps s'inscrivent dans le temps, puisque les premières ont été réalisées avec succès il y a plusieurs décennies déjà. Rats, souris, puis chien et macaque ont été les contributeurs involontaires. Le résultat, à chaque fois, a donné l'occasion de produire un animal à deux têtes, la seconde n'étant toutefois pas connectée à la moelle. Le greffon est donc resté vivant, mais dénué de contrôle neuromoteur. Celui-ci passe obligatoirement par la connexion du tronc cérébral à une moelle épinière exogène. On pressent que la chose soit possible, puisque tentée avec succès chez le rat et la souris dont on a sectionné la moelle ; avec des résultats irréguliers, longs à venir et parfois incomplets.Le traitement de patients accidentés rendus tétraplégiques a également fait progressé la recherche ; encore qu'une dilacération des tissus nerveux lésés - ce qui est généralement le cas - est autrement plus complexe à réparer qu'une section franche. Et il va de soi que c'est ce type de section, aussi fine et précise que possible, qui devrait être la règle en cas de greffe. Avec un apport supplémentaire : on aurait récemment montré l'intérêt du polyéthylène glycol (PEG) dans la mise en contact des deux lèvres de la section, la substance étant réputée active dans la fusion des membranes cellulaires.Ces prérequis semblent donc ouvrir la voie à une première greffe de corps à la tête d'une personne engagée dans une pathologie grave et létale à court ou moyen terme. Le nom d'un premier volontaire est connu : il s'agit de Valery Spiridonov, un trentenaire russe, atteint de la maladie de Werdnig-Hoffmann qui le condamne par perte progressive de fonctionnalité des neurones moteurs.Reste à réaliser. Et de ce côté également des noms sont connus, au moins pour les acteurs principaux. Il s'agit de deux neurochirurgiens : l'italien Sergio Canavero et le chinois Xiaoping Ren. En cas d'intervention - prévue en Chine - on estime que le nombre d'intervenants devrait approcher, voire dépasser la centaine puisque, dans le même temps, il faut gérer la section de la tête, son maintien à température réduite, assurer une connexion vasculaire temporaire avec le corps du donneur et, bien entendu, préparer celui-ci à être greffé après une décérébration minutieuse. L'ensemble des tissus (neveux, musculaires, etc.) doit ensuite être intimement reconnecté pour assurer une viabilité et une fonctionnalité aussi importantes que possible au corps reconstitué. Pour Canavero, qui travaille sur ce thème depuis des années, les chances de succès avoisineraient 90 %. Ce qui reste à concrétiser à l'occasion de la grande première, prévue avant la fin de cette année.Si la survie de l'ensemble tête - corps peut être vérifié dans le court terme (ainsi que le maintien de l'activité cérébrale), la récupération des fonctions diverses et notamment motrices s'inscrit dans le temps. Chez les souris dont on a sectionné la moelle, quatre semaines sont nécessaires à un début de reprise du mouvement volontaire des membres. On peut s'attendre à un délai au moins équivalent chez l'homme.Pour Bernard Hanson et Georges Bauherz, tous deux médecins, il faut davantage évoquer la greffe de corps à une tête plutôt que le contraire, l'identité d'une personne tenant davantage à son esprit - et donc à son cerveau - qu'à ses fonctions somatiques. Le second cité, neurologue, insiste également sur la distinction à opérer entre les concepts de cerveau et de système nerveux, anatomiquement conjoints, mais qui recouvrent des réalités différentes. Le cerveau est, des deux, celui qui est le plus facilement identifiable dans ses limites ; mais il l'est moins dans les réalités qu'il recouvre. On va y revenir. Le système nerveux est en revanche plus diffus puisque, intégrateur fonctionnel, il repose sur le cerveau ainsi que sur la moelle épinière, les nerfs, la rétine et les jonctions neuromusculaires qui, de facto, impliquent aussi pour partie les muscles. Le système est vaste et complexe, mais reste donc " simplement " fonctionnel.Le cerveau apparaît quant à lui comme tout le contraire ; on en fait le siège de la conscience, de la pensée, des émotions, autant de réalités dont l'adéquation fait la personnalité intrinsèque de l'humain, mais qui le rend plus difficile à cerner. L'évolution de la neurologie aidant, le concept du " cogito ergo sum " de Descartes devient, selon Bauherz, celui du " cerveau ergo sum " qui tient compte à la fois de ce qu'ont apporté l'imagerie et la neurophysiologie. L'étude des cellules souches a également permis de découvrir leur étonnante plasticité, quelles soient neuronales ou non. A l'évidence, si le cerveau fait l'homme, l'avancement des connaissances le rend aussi de plus en plus complexe, rejetant au passage le concept du cerveau simplement neuronal. La greffe envisagée est-elle par ailleurs neutre en matière d'auto- représentation du sujet-cerveau greffé ? On ne peut à ce sujet qu'évoquer la problématique des greffés du visage ou des mythiques mains d'Orlac1.La position que chacun peut avoir face à l'annonce de la greffe pionnière de tête ou de corps est teintée de tout ce qu'il est dans sa réalité émotionnelle et subjective. Une position éthique doit, selon Jean-Michel Longneaux2,3, veiller à mettre les émotions spontanées entre parenthèses pour ne focaliser que sur les principes " justes par eux-mêmes ". Au rang de ceux-ci, figure le respect de la liberté des personnes tant qu'elle ne nuit pas aux autres, qu'elle est le reflet d'un consentement éclairé et qu'elle vise un " mieux ", même si celui-ci paraît, dans l'état actuel des choses, un peu sur-réaliste.Si toutes les garanties sont prises (relatives à la pression humaine et commerciale, au chantage, etc.) et pour autant qu'un succès soit possible et rende l'intervention porteuse d'un véritable espoir, rien ne devrait s'opposer à sa réalisation.C'est en tout cas une posture éthique. A chacun d'y confronter sa propre perception émotionnelle.Bibliographieles mains d'Orlac est un film mythique de Karl Freund, réalisé en 1935. Stephen Orlac, un pianiste victime d'un accident grave qui le prive de ses mains, se voit greffer celles d'un criminel. Le musicien se croit alors " investi " des penchants néfastes de son donneur et sombre dans la dépression. Ce thème a inspiré d'autres films et romans, parfois sous le même titre.Philosophe, rédacteur en chef d'Ethica clinicaRevue d'éthique clinique, Ethica clinica traite, chaque trimestre, d'un thème spécifique. La récente parution, consacrée à " care, biopolitique et transhumanisme ", n'est pas sans lien avec le présent article. Pour en savoir davantage, consulter www.fihasbl.be/Ethica-clinica.aspx