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"Faut-il avoir peur de l'eSanté ? C'est une grande question ", démarre Édouard Delruelle. " Tous, nous sommes ambivalents face à la technique. À la fois nous sommes fascinés, et à la fois nous avons peur. La technique nous permet de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature et de notre corps. Les nouvelles technologies sont effectivement synonymes de plus d'efficience dans les soins, de plus de données, plus de communication, et plus de transversalité entre les acteurs de la médecine. " L'origine de la peur ? La disruption, soit l'écart entre la technique et la façon dont on se l'approprie, " car la technique est toujours plus loin ".Les nouvelles technologies amènent dans leur sillon quelques dangers. Au-delà de la destruction de l'emploi par la robotisation, le Pr Delruelle pointe du doigt le contrôle accru sur la vie, parfois intrusif. Qui plus est, pour l'homme, la technique n'est jamais neutre et apparaît toujours dans une certaine configuration politique et sociale. "Les révolutions technologiques sont toujours indissociables des rapports de pouvoir et des révolutions sociales et politiques. "Mais alors, les nouvelles technologies sont-elles toujours source d'inégalité ? " Sans réappropriation, il y aura abus, automatiquement ", répond le philosophe. "L'enjeu, c'est donc la réappropriation démocratique de ces nouvelles technologies par le prisme de l'accessibilité et la protection des libertés. ""La question fondamentale dans notre société, c'est la marchandisation ", ajoute Édouard Delruelle. " C'est le cas de la santé également. Que va-t-on faire du temps libéré par ces nouvelles technologies ? Il y a deux possibilités : cela permet plus de productivité - on peut faire plus d'actes médicaux grâce aux nouvelles technologies - ou plus de temps pour l'humain, pour le dialogue. C'est une question d'organisation politique et sociale. "La marchandisation est un phénomène relativement récent, comme l'explique le professeur liégeois. "Nous vivons dans une société bâtie autour d'un pacte social qui s'est conclu à peu près dans tous les pays européens en 1944-1945, au sortir de la guerre. Ce pacte social repose sur trois grands piliers: des services publics, un droit du travail protecteur, et une sécurité sociale. C'est un plan complet de protection des individus, dont le but était de démarchandiser tout ce qui est essentiel au bien-être des individus, à leur émancipation. "Sans idéaliser ce pacte social, l'homme parle de sa réussite jusque 1980 et le tournant libéral. Selon Édouard Delruelle, ce tournant se déroule en deux phases. " Il y a d'abord eu un compromis avec l'État social. L'accord tacite était de maintenir la sécurité sociale mais de permettre la dérégulation du droit du travail et la mainmise du privé sur les services publics. " La sécurité sociale a toutefois été dénaturée par ce changement juge le philosophe. "Il y a eu un basculement d'une logique assurantielle à une logique assistancielle : la logique d'assurance universelle s'étiole au profit de la logique d'assistance, lorsque il y a vraiment une complication. Parallèlement, on assiste au basculement d'un financement public - les cotisations et l'impôt - vers un financement privé - tickets modérateurs, deuxième et troisième piliers des pensions, assurances privées. "Nous sommes aujourd'hui entrés dans la deuxième phase du tournant libéral initié en 80. " Cette phase est inquiétante, puisque c'est le coeur de l'État social qui est attaqué ", estime Édouard Delruelle. " La politique de notre gouvernement s'attaque d'ailleurs au coeur du système des retraites et du système de santé. La logique assurantielle et la sécurité sociale, jusqu'ici préservée, sont désormais attaquées. L'idée est de remplacer une politique relativement sociale par une politique sécuritaire avec un discours identitaire fort qui justifie la politique menée. Cette politique est souvent indissociable d'une logique assistancielle, voire répressive. Aux États-Unis par exemple, 2 millions de personnes se trouvent en prison, et le milieu carcéral est un véritable instrument de gestion de la pauvreté. La logique assistancielle est donc ici devenue répressive. C'est la mauvaise ligne d'horizon du futur. Mais en Europe, il y aura de fortes résistances avant d'arriver à un tel schéma."" Nous sommes dans ce que le philosophe communiste italien Antonio Gramsci appelle une crise organique ", ajoute le professeur. "L'ancien est en train de mourir alors que le nouveau n'arrive toujours pas à naître. Dans cet inter regnum se manifestent toute une série de symptômes morbides, à l'instar des populismes ou encore de Trump. "Le monde ne reste pas sans bouger face à la hausse des inégalités. Il y a des résistances. " C'est le cas de l'ObamaCare, tentative de construction d'un État social aux États-Unis que Trump n'arrive pas à démanteler ou encore du rapport de Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili, pour un socle de protections sociales pour une mondialisation juste et inclusive. Il y a donc des raisons d'espérer, le pire n'est pas une certitude. "L'enjeu est de passer de la résistance à l'alternative. " Il ne faut pas être technophobe. Les nouvelles technologies offrent davantage de possibilités d'accès au patient à ses données, permettent d'améliorer les soins à domiciles, la télémédecine, le suivi personnalisé et instantané du patient, le partage simplifié d'informations entre les professionnels de la santé, l'interdisciplinarité, la prévention. Les objectifs sont louables ", rappelle Édouard Delruelle. " Mais cela n'empêche pas d'être attentif à certains risques qui pèsent sur la liberté des individus et sur l'accessibilité des soins. "La crainte existe de voir une intensification du contrôle sur les individus. " Toutes les informations concentrées dans le big data sur la santé ne doivent pas tomber dans les mains des assureurs et des employeurs. C'est courir le risque de cibler des profils et d'exclure de l'assurance maladie invalidité les individus qui n'entreraient pas dans les critères. "Un risque pèse également sur l'accessibilité aux soins. " Va-t-on prévoir une couverture intégrale des soins pratiqués grâce aux nouvelles technologies ? C'est loin d'être le cas aujourd'hui. Et si cela perdure, les patients devront recourir à des assurances privées, ce qui va créer des inégalités sociales. Autre source d'inégalités potentielle : le manque d'alternative aux nouvelles technologies. "" Je pense qu'il y aura une réappropriation démocratique des nouvelles technologies ", conclut cependant sur une note positive le philosophe de l'ULiège. " Il faut une réflexivité critique par rapport à nos pratiques au sein de l'espace public européen. Il ne faut pas avoir peur d'expérimenter de nouvelles formes de médecine, d'organisation. Nous n'avons pas suffisamment la culture de l'expérimentation. "